Rétrospective 2018 : l'avis de Pierre

Pierre Sopor 4 janvier 2019

Bon, ça y est, on est en 2019 ? C'est en tout cas ce que prétendent les sms anonymes et impersonnels qui nous harcèlent depuis quelques jours. Du coup, on peut jeter un oeil derrière nous, sur cette année 2018 qui s'est achevée et garder le second pour voir où nos pas nous mènent d'une démarche incertaine ? Très bien. Comme l'an dernier, je vais donc retenir une poignée de choses qui m'ont marqué en bien ainsi qu'un peu de bidules plus chagrins. Il y aura plus de positif que de négatif, car on a beau aimer les ténèbres et tout ça, commencer l'année de manière pessimiste casserait l'ambiance, non ? C'est parti. Une année c'est long, un peu comme les textes qui suivent. Tout en bas, il y aura un top 10 sans arguments ni rien de mes disques préférés sortis cette année, suivi de mes 10 concerts préférés. Voilà. Bonne année !

1) Découvrir (et suivre) ACYL

ACYL a beau avoir plus de dix ans, il a fallu que j'attende tout début 2018 pour découvrir ce groupe qui mélange un metal puissant et sauvage à des musiques traditionnelles berbères et sub-sahariennes. C'était à la Boule Noire en février dernier (report), et c'était une grosse claque. C'est aussi le groupe que j'ai le plus vu en live en 2018, leurs passages sur les scènes parisiennes ayant été très fréquents (comme le prouve une recherche ciblée dans nos reports). Au-delà de la musique, le message d'ouverture que véhicule le groupe me semble plus que jamais indispensable. On pourrait également ajouter que le charisme et la bienveillance dégagés par les musiciens n'enlèvent rien au plaisir de les voir sur scène, mais il ne faut pas négliger un dernier point : suivre ACYL, c'est aussi découvrir ou retrouver plusieurs groupes gravitant autour et qui sont, eux aussi, passionnants : MALEMORT, MONOLYTH, NEMOST, mais aussi carrément LES TAMBOURS DU BRONX pour qui ACYL ouvrait cette année (reports de Paris et Lyon)... autant de belles découvertes et de révélations qui ont illuminé cette année (bon, ok, aussi un peu 2017, j'avoue). Le point d'orgue de tout cela a été le Kave Fest, festival génial et atypique dans le jardin d'un particulier en banlieue parisienne, organisée par une équipe aussi pro que sympa, avec de la bonne bière pas chère, des gros hot-dogs pas chers et des groupes qui se succèdent sur une scène dont la taille est compensée par l'accueil du public (report). Un grand souvenir !

2) A PERFECT CIRCLE sur scène

Oui, bon, voilà. Hashtag j'ai quinze ans à nouveau. L'an dernier je parlais de la reformation surprise de A PERFECT CIRCLE, petit miracle dont j'attendais beaucoup. Eat the Elephant est sorti et a divisé le public (chronique)... C'est pourtant un bel album, raffiné et surprenant, qui marque la volonté du groupe d'évoluer et de refuser la facilité. C'est pourtant sur scène qu'A PERFECT CIRCLE m'a le plus marqué. Depuis les gradins de l'Olympia, le son était parfait (c'était apparemment moins le cas devant la scène), rendant justice à la musique du groupe et lui donnant une ampleur nouvelle (la très industrielle Counting Bodies to the Rhythm of the War Drums était d'une intensité incroyable). Et puis il y a la voix de Maynard James Keenan, chanteur planqué dans l'ombre, incroyable, juste, magique. Il est rare, surtout depuis les gradins, de ne jamais décrocher quelques secondes lors d'un concert entier. Pendant A PERFECT CIRCLE, jamais mon attention n'a faibli, jamais mes pensées m'ont sorti d'un show très simple, certes statique mais d'une élégance et d'une puissance unique. Le groupe était de retour au Zénith en décembre, et malgré la présence de CHELSEA WOLFE en première partie, j'ai préféré ne pas altérer mon souvenir et lui laisser sa saveur unique en n'y retournant pas. Avec un nouvel album de TOOL prévu pour 2019, on parie que, pour la troisième année de suite, un projet de MJK se retrouve dans cet inévitable "top" de fin d'année ?

3) PUNISH YOURSELF et ses changements de line-up incompréhensibles

On ne va pas y aller par quatre chemins : quand PUNISH YOURSELF fait un truc, c'est forcément un truc qui va marquer l'année. Spin the Pig est sorti en 2017 mais la tournée qui l'accompagnait a continué jusqu'à la toute fin de 2018. Comme d'habitude, c'était monumental... Et plein de twists ! Le premier a été cette histoire surréaliste de changement de chanteur, un gloubi-boulga absurde duquel on a tiré une investigation très sérieuse qui a été un de nos articles les plus lus et aimés de l'année. On en a tiré plusieurs enseignements : être complotiste, c'est vraiment un truc de fainéant tant il est facile de voir des coïncidences et des preuves où l'on veut, mais surtout, l'humour de répétition c'est rigolo de la première à la vingt-troisième fois qu'on fait la blague, puis ça devient lourd, et puis enfin, ça redevient rigolo au bout de la quatre-vingt-douzième fois. Mais ce n'était pas tout, car quelques mois plus tard, pour finir l'année, le groupe annonçait un vrai changement : Klodia laissait sa place à Hikiko Mori de BAD TRIPES pour la fin de la tournée. En plus de ça, les couleurs sur scène étaient légèrement chamboulées. Il va falloir les surveiller de très prêt, parce que du coup on n'a rien compris et on n'a aucune idée de qui va VRAIMENT bosser sur le nouvel album, en cours d'écriture.

4) Le retour des TÉTINES NOIRES

Parmi les miracles inattendus, il y a eu ce retour inespéré des TÉTINES NOIRES. Groupe archi-culte des années 90, mélangeant influences batcave et industrielles dans un univers absurde, LES TÉTINES NOIRES n'avaient plus donné signe de vie depuis une vingtaine d'années. Si aucun nouvel album n'est attendu, la tournée du groupe fut aussi mémorable et hallucinante que ce que l'on pouvait attendre : un show à la fois étonnant, onirique, drôle et inquiétant, absolument unique et précieux. On était à la première date parisienne, mais on avait aussi profité de l'occasion pour vous rapporter une interview qui revient sur ce retour.  Je me souviens, le lycéen que j'étais au début des années 2000 avait quelques regrets adolescents : celui d'être trop jeune pour avoir vu LES TÉTINES NOIRES sur scène, celui d'être trop pauvre pour voir A PERFECT CIRCLE sur scène, celui que le film Don Quichotte de Terry Gilliam ne se fasse jamais... Si j'avais su alors ce que me réservait 2018 !

5) La percée de HO99O9

HO99O9 a connu une année incroyable. Ce duo qui mélange rap, punk, metal, indus et hardcore a littéralement explosé en 2018. Ils ont joué au Hellfest, tourné avec THE PRODIGY et MARILYN MANSON, font de la pub pour Dr. Martens (report de la soirée organisée par la marque) et ont collaboré avec 3TEETH, CROSSFAITH et THE PRODIGY. Leur énergie, leur folie et leur sauvagerie en ont fait un groupe à ne pas rater, mais au-delà de ça, ce qui est le plus jouissif dans ce succès, c'est la destruction violente des frontières entre les genres et les publics. Dans ce refus des conventions et des étiquettes, HO99O9 est au final bien plus punk et subversif que beaucoup de groupes se réclamant de la scène punk, et réussit à unir un public venu de différents horizons. C'est beau, et ça cogne fort.

6) Encore et toujours, la vivacité de la scène française

Il est facile de faire son blasé en concert et en soirée, de dire que la scène gothique et industrielle "c'était mieux avant" histoire de montrer qu'on est un vieux, un vrai, et qu'on était là avant. Conneries. Si vous avez lu les lignes au-dessus, vous constaterez qu'il y est majoritairement question de groupes français. Et non, ce n'était pas mieux avant. Certes, la France est une terre aride pour les soirées goth et indus si l'on se compare à l'Allemagne : les têtes d'affiche des WGT et M'Era Luna (toujours les mêmes depuis l'invention de la télé en couleurs) ne passent que trop rarement chez nous (il faut par exemple suivre les soirées Punish Your Machine pour espérer croiser des groupes comme AND ONE, PROJECT PITCHFORK ou SUICIDE COMMANDO), et l'on n'a pas eu de festival digne de ce nom depuis des siècles (blague à part sur le "truc" à Tilloloy l'an dernier). Mais vu la qualité des projets made in France, il y a largement de quoi se consoler. Il y a les inusables PUNISH YOURSELF qui ne font que se bonifier avec le temps, imbattables sur scène, encore et toujours, mais aussi un véritable renouvellement. Il y a donc SHAÂRGHOT, phénomène montant dont la popularité ne fait qu'augmenter et qui propose un show et un univers propre à secouer tout ce petit univers comme on n'avait pas vu depuis des années, se retrouvant à chambouler l'Elysée Montmartre en première partie de MINISTRY. Et puis il y a une foule d'autres projets qui tournent encore et toujours ou qui percent et gagnent à être connu : le label Audiotrauma continue de défendre une musique exigeante et unique, avec des dates mémorables en 2018 : CHRYSALIDE  au Klub, expérience puissante et confidentielle, la soirée magique avec MACHINALIS TARANTULAE et ATONALIST FT. GAVIN FRIDAY à Petit Bain, les concerts de HORSKH, véritables bêtes de scène, l'énergie folle de MOAAN EXIS (ces deux derniers étaient au Bus Palladium en janvier), etc... Plus récemment, on vous parlait de DXVXDXD SXLF, un nouveau venu dont j'attends de grandes choses tant leur premier EP m'a fait forte impression. Et puis HERRSCHAFT, encore et toujours, qui, après plus de dix ans d'existence, continue d'évoluer et de grandir, allant jusqu'à envahir le Wacken en 2018, ou encore KAMERA OBSCURA dont le dernier album, le terrible The Final Cut, marque une orientation plus lourde et mélancolique... En moins industriel et plus proche du post-punk, KATZKAB et MY GREAT BLUE CADILLAC ont aussi proposé des albums merveilleux... Et je ne prends même pas le temps d'aborder la scène metal, que je connais moins bien, qui est peut-être un peu moins notre "univers", mais qui m'a fait vivre de très belles choses cette année (cf la partie où il était question de ACYL !).

 

Et puis il y a des choses moins reluisantes, qui peuvent agacer voire carrément faire enrager dont il n'est pas toujours très important de parler. Je ne vais pas perdre mon temps à dire à quel point tel ou tel album a pu me décevoir, tout d'abord parce que je n'en sortirai pas plus glorieux et parce qu'en vrai, aucun disque navrant ne me revient vraiment à l'esprit Par contre, si quelque chose a bien obscurci mon année 2018 dans la musique, c'est le grand n'importe quoi autour des ventes de place, ainsi que la façon que l'on peut avoir de consommer la musique.

Bah oui ma bonne dame. Sérieusement. On pourrait parler des prix toujours plus fous des concerts, mais quelque part, la loi de l'offre et la demande n'a rien d'inédit : si un groupe remplit une salle en quelques secondes en vendant des places à un tarif exorbitant, il n'y a aucune raison logique pour que les prix baissent à la prochaine tournée. Mais ça, c'est le jeu et il faut bien que les artistes mangent puisqu'ils ne vendent des disques qu'une fois mort. Ce qui est vraiment puant, c'est la gestion des ventes de place pour certains gros événements. On le sait, c'est complet très vite, ça aussi c'est le jeu. C'était moins le cas à l'époque où l'on se déplaçait en point de vente pour acheter ses places (il fallait alors noter quelle fnac ouvrait à 9h au lieu de 10 pour assurer le coup), mais aujourd'hui tout le monde achète en ligne. C'est donc à qui sera à la bonne heure sur le bon site, et qui aura le moins de latence. L'idéal est d'avoir un compte tout prêt sur tel site de revendeur, avec sa carte enregistrée avant pour être sûr d'être le plus performant à ce grand cirque de la ruée sur le ticket d'or. C'est agaçant, mais ça empire quand les concerts sont complets avant même la date de mise en vente officielle des places. Coucou Live Nation, on parle de vous. Vous avez vu NINE INCH NAILS à l'Olympia ? La chance ! Vous faisiez alors partie des élus qui ont eu accès aux préventes du fanclub (ça encore, ok), ou de ceux qui ont su que Ticketmaster vendait les places un jour plus tôt en exclusivité. Pratique douteuse, sur laquelle il y a eu très peu de communication, qui garantit donc la totalité des sésames à un unique revendeur. Le 31 janvier à 10h, date officielle de la mise en vente, seul Viagogo proposait des places pour des prix avoisinants les 400 euros. Le tout avec un message du genre "vous êtes actuellement 30 à vous intéresser à cet article, pour seulement 2 tickets disponibles" histoire d'empêcher la réflexion, de créer un sentiment d'urgence et de panique et de provoquer un achat aussi délirant que dangereux (un site avec "gogo" dans son nom a au moins le mérite de ne pas masquer sa malhonnêteté).

La comédie s'est bien sûr répétée à plusieurs reprises (U2, RAMMSTEIN), le scénario variant assez peu. Comment lutter ? En fait, on ne peut pas. Il faudrait ne pas jouer le jeu, ne pas acheter des places à des tarifs aberrants, ne pas se ruer comme des veaux esclaves d'un besoin de consommer, arrêter d'engraisser ces mafieux... Et donc ne pas voir nos artistes favoris. Un sacrifice difficile à accepter, surtout que ce n'est pas forcément aux groupes de subir les conséquences de ces dérives. On peut par contre soutenir les scènes plus modestes et les organisations plus honnêtes en allant voir d'autres concerts et, qui sait, faire de belles découvertes ! 

En plus d'un art, la musique est un bien de consommation de masse. Comme partout, il est urgent de chercher à "mieux" consommer : on peut continuer à acheter nos bouquins sur Amazon, à n'aller voir que les Marvel au cinéma, à bouffer MacDo, ou réduire le fait d'aller à tel ou tel gros concert à une pluie de like qu'on obtient en faisant un selfie depuis les gradins, comme des centaines d'autres personnes au même moment... Ou bien, on peut se secouer. Mieux "consommer" de la musique, c'est comme pour le reste : c'est un acte engagé, militant même, qui n'est pas toujours simple et demande certains sacrifices. Ce n'est pas facile quand les sites comme digitick nous matraquent de pub du genre "vous n'allez quand même pas rater untel ?", créant une impression de manque et un besoin d'acheter sa place très vite. Un concert, ce sont des artistes qui offrent leurs tripes (en théorie), pas un machin que l'on consomme ou que l'on utilise pour s'afficher et se mettre en avant, comme une paire de tongs fluorescentes obtenue en solde par exemple. Il n'est évidemment pas question d'arrêter de voir les gros groupes (dit le gars qui tremble encore en pensant au concert de A PERFECT CIRCLE organisé par Live Nation), mais varier les plaisirs est plus que jamais nécessaire. C'est tellement enrichissant de découvrir de nouveaux artistes, de sortir des sentiers battus, de soutenir des gens avec quelque chose à dire et qui nous en seront reconnaissants. Surtout, c'est indispensable pour la survie des spectacles vivants, de l'art, mais aussi pour notre épanouissement : la consommation passive d'un art est criminelle, et une scène artistique se renouvelle si des gens ont la curiosité de découvrir ce que d'autres ont à proposer de neuf. 

C'est pour ça que je veux finir sur une note positive et remercier les fous furieux qui ont lu jusque là (vous n'avez rien de mieux à faire, vraiment ?), les gens qui nous font découvrir de nouveaux projets encore et toujours, nous évitant la lassitude après bientôt quinze ans d'existence, ceux qui, en nous suivant, contribuent à soutenir les artistes qui nous sont chers (car sans lecteur, notre soutien est nul), les artistes qui donnent tout et continuent de nous surprendre et nous apporter, les organisateurs qui permettent à ces artistes de s'exprimer sur scène et proposent des choses atypiques, uniques, et toutes les personnes bossant de prêt ou de loin (labels, communication, etc) à permettre à tout ça d'exister.

 

Histoire d'en finir avec ce roman, voici mon top tout à fait subjectif de mes 10 disques préférés de 2018, suivi de mes 10 concerts favoris de l'année, sans explication, sans rien.

01. ZEAL & ARDOR - Stranger Fruit
02. HANGMAN'S CHAIR - Banlieue Triste
03. KÆLAN MIKLA- Nótt Eftir Nótt
04. HYPNO5E - Alba, les Ombres Errantes
05. HO99O9 - Cyber Cop
06. A PERFECT CIRCLE - Eat the Elephant
07. MY GREAT BLUE CADILLAC - Violent Therapy
08. KATZKAB - Le Syndrome de Diogène
09. HOLLYWOOD BURNS - Invaders
10. KAMERA OBSCURA - The Final Cut

01. A PERFECT CIRCLE à l'Olympia, le 26.06.2018
02. Le KAVE FEST le 30.06.2018
03. LES TÉTINES NOIRES au FGO Barbara le 01.03.2018
04. IGORRR au Trabendo le 21.04.2018
05. PUNISH YOURSELF à la Machine du Moulin Rouge le 19.04.2018
06. JOHN CARPENTER à la Salle Pleyel le 11.11.2018
07. MACHINALIS TARANTULAE à Petit Bain le 22.09.2018
08. MINISTRY + SHAÂRGHOT à l'Elysée Montmartre le 13.07.2018
09. HO99O9 au Badaboum le 13.11.2018
10. CHRYSALIDE au Klub le 14.08.2018