Chronique | A Perfect Circle - Eat the Elephant

Pierre Sopor 19 avril 2018

A PERFECT CIRCLE qui sort un album en 2018 ? Il y a quelques mois encore, ça semblait totalement improbable. Mais alors que l'attention a tendance à se focaliser sur Maynard James Keenan et TOOL (dont le dernier album date de 2006), on oublie peut-être que le dernier album du supergroupe créé par Billy Howerdel à la toute fin des années 90 remonte à 2004, soit une époque encore plus reculée. D'ailleurs, pour beaucoup, A PERFECT CIRCLE appartenait au passé, un passé certes glorieux, mais dont on n'espérait plus vraiment le retour malgré quelques rares concerts au début des années 2010, un ou deux titres inédits et des bribes de rumeurs évoquant d'hypothétiques futurs morceaux. Mais voilà : Eat the Elephant sort finalement, forcément marqué par la sceau de la nostalgie. Angoisse : et si les années avaient appliqué à A PERFECT CIRCLE un lustre excessivement brillant ? Et si ça n'était pas si bien que ça ? Et si, finalement, leur retour était une déception ?

Campagne promotionnelle oblige, cela fait quelques mois que le mystère se dissipe progressivement, au fur et à mesure des morceaux sortis pour faire monter la sauce. En fait, en comptant Feathers, Hourglass et By and Down the River déjà jouées en live depuis un moment, c'est en ayant déjà entendu la moitié de l'album qu'on se plonge dans Eat the Elephant. C'est dommage, quelque part ça ternit les retrouvailles. Mais malgré ça, l'effet n'est pas gâché tant le disque nous promène de surprise en surprise. Tout commence en douceur sur le morceau titre, une batterie et un piano seuls pour commencer. La voix haut perchée de Maynard James Keenan n'a rien perdu de sa superbe et nous guide calmement tout au long de ces cinq premières minutes sur lesquelles planent à la fois l'influence du side-project du chanteur, PUSCIFER, mais aussi de ASHES DIVIDE, le groupe de Billy Howerdel. Exit les riffs saturés et agressifs et le chant rageur, Eat the Elephant commence en apesanteur, la voix de son chanteur captant religieusement l'attention et remplissant l'espace bien plus que n'importe quelle distorsion. Pourtant, la guitare de Howerdel reste reconnaissable entre mille au début de Disillusioned et nous replonge à l'époque de Mers de Noms, sans le côté metal. Le ton est contemplatif, et une tendance se dessine dans la construction du morceau avec son break soudain au bout d'une grosse minute qui installe une ambiance feutrée pendant trois bonnes minutes. Les paroles et le clip évoquent notre société, obsédée par les écrans et voulant tout, tout de suite mais le morceau est aussi un hommage à Robin Williams dans Au-delà de nos Rêves explique Howerdel.

Le décor est planté : calmement, A PERFECT CIRCLE évoque notre monde (sans le faire de manière aussi frontale qu'à l'époque de eMOTIVe), inspiré par ses troubles spirituels et sociaux, mais est aussi hanté par les disparitions de "héros culturels". Moins ésotérique que par le passé, le groupe rend ainsi hommage à DAVID BOWIE dans la très pop So Long, and Thanks for All the Fish, qui derrière sa légèreté de façade est d'une ironie grinçante envers l'absurdité de notre monde. Maynard James Keenan et l'Apocalypse, épisode 38 : le titre renvoie à l'auteur Douglas Adams et ses dauphins quittant la Terre avant sa destruction, remerciant pour tout le poisson offert par des humains trop cons pour comprendre leurs avertissements. Là encore, on sent que PUSCIFER est passé par là : des thèmes plus concrets et l'humour facétieux de Keenan éclipsent régulièrement l'aspect plus mystique et ténébreux des premiers albums (bien que Delicious ou Feathers, par exemple, soient fidèles aux ambiances que l'on connait). Le groupe muscle son propos avec The Doomed, premier titre révélé au public. Nerveux et intense, démarrant sur un son de grosse caisse lui aussi typique de A PERFECT CIRCLE, le titre est à la fois épique et fédérateur : un choix évident comme premier single donc, mais trompeur également tant il ne ressemble pas au reste de l'album. On peut cependant le rapprocher de TalkTalk, où Maynard nous ressert une louche de chant hargneux et quelques passages bien névrosés. Parmi les titres plus intenses, c'est avec Hourglass que le groupe surprend le plus. Avec son début très electro, son chant R'n'B, les effets robotiques sur la voix et ses influences dubstep, le morceau a de quoi déstabiliser les fans coincés au début des années 2000. Pourtant, non seulement les arrangements sont irréprochables, élégants et efficaces, mais la maîtrise de Maynard au chant nous donne envie de l'entendre plus souvent dans ce registre. Peu à peu, le morceau évolue vers une conclusion plus industrielle. La dernière minute guidée par un piano martelé de quelques paroles scandées et une rythmique bien lourde aurait presque quelque chose de NINE INCH NAILS période The Fragile

En conclusion, le groupe s'offre une dernière bravade avec Get the Lead Out, titre presque expérimental avec ce piano semblant limite dissonant, ses cordes de guitares timidement grattouillées, ses scratchs et sa rythmique lente qui évoque la très martiale Counting Bodies Like Sheep to the War Drums. Mieux, avec sa boucle qui s'interrompt de manière brutale pendant même pas une seconde avant de redémarrer, on a le droit de penser de nouveau à Trent Reznor (le monsieur est proche de la bande à Maynard, du moins dans le coeur des fans) et son obsédante boucle à la fin de The Background World. Si on est tout à fait honnête, il faut bien admettre que les morceaux de Eat the Elephant ne fonctionnent pas tous aussi bien : en ne haussant le ton que trop rarement, A PERFECT CIRCLE prend le risque de lasser l'auditeur, ou de l'endormir malgré ce son de guitare et sa petite réverbération jouissive, et surtout, la voix de ce chanteur incroyable qui maintiennent notre attention dans tous les cas (il faut l'entendre monter dans les aigus dans The Contrarian, presque méconnaissable par moments). Mais quand la sauce prend, ça donne de très belles choses.

L'écoute de Eat the Elephant est une expérience déstabilisante : délaissant la distorsion et l'agressivité pour pencher vers un son plus pop, s'ouvrant à des sonorités inattendues, A PERFECT CIRCLE refuse de servir à ses fans l'album qu'ils attendaient. Quand on les avait laissés, Billy Howerdel et Maynard James Keenan n'avaient pas quarante ans. Ils ont désormais la cinquantaine, et la décennie passée leur a permis d'élargir leurs horizons musicaux. L'album est riche de leurs expériences passées et propose un son nouveau, résolument moderne, refusant de se vautrer dans un passéisme et des postures feintes. De quoi être un peu perdu au début, voire déçu : on chérissait un souvenir et on s'attendait à retrouver des sensations que l'on espérait inchangées. Mais c'est la vie : le temps passe, les gens évoluent, les choses changent. A PERFECT CIRCLE prouve qu'après presque quinze ans de silence le groupe est plus vivant que jamais, proposant un album élégant et gracieux, dont la richesse se dévoile au fur et à mesure des écoutes et qui, malgré une orientation nouvelle, transpire leur identité à chaque instant. Maynard James Keenan déclarait que les fans risquaient d'en détester des passages : c'est aussi une belle preuve de respect que d'avoir assez confiance en eux pour leur laisser le temps d'apprécier ce disque à sa juste valeur.