S'il y a bien un tournant que l'on aurait difficilement pu prévoir dans la carrière de Trent Reznor, c'est celui-ci : désormais respectable compositeur pour Hollywood, le voilà qui s'acoquine avec Disney ! Notez que la bande-originale de Tron: Ares n'est pas sa première pour l'empire de Mickey puisqu'il remportait un Golden Globe et un Oscar pour celle de Soul, production Pixar sortie en 2020. Avec son inséparable binôme Atticus Ross, ils signent cependant le résultat sous le nom de Nine Inch Nails... un sigle posé pour la première fois par les deux artistes sur leurs travaux pour le cinéma. On peut d'ailleurs s'amuser de voir comme la chose a été transformée en réel argument marketing pour faire la promotion d'un film dont la star principale, Jared Leto, est désormais persona non grata à Hollywood depuis qu'il a été accusé par plusieurs personnes d'agressions sexuelles sur mineures : dans la bande-annonce de Tron: Ares, le logo NIN apparait en rouge flamboyant, plus gros que celui du réalisateur, voire que le titre du film lui-même, et trône comme la seule signature que Disney a décidé de poser à son film pour le vendre.
Au-delà de ces questions marketing, où est-ce que Corpo-Trent va bien pouvoir nous embarquer, cette fois ? Eh bien, nous n'allons pas feindre la surprise : les nappes atmosphériques et les claviers du duo Reznor-Ross se reconnaissent immédiatement. On apprécie néanmoins le background futuriste qu'impose le film, apportant aux compositions une petite saveur de néons cyberpunk. Le Trent Reznor écorché qui crachait ses tripes n'a pas réellement traversé les années 2000 et, là encore, comme depuis sa rencontre avec Atticus Ross, Nine Inch Nails cherche plus à nous immerger dans son univers synthétique qu'à nous retourner. Le duo s'inscrit dans une approche actuelle de la musique de film, plus accompagnement flirtant avec l'abstraction que partition orchestrale, plus proche du travail de Hans Zimmer pour Christopher Nolan que de John Williams, par exemple. Mais ici, la nuance vient, justement, de la signature Nine Inch Nails qui impose par conséquent la présence de "morceaux classiques", avec du chant à cette bande-originale. Ce qui amène un autre lot d'interrogations....
As Alive As You Need Me To Be, la première du lot qui servait de single, nous accroche avec sa ligne de basse et ces nuances EBSM / darksynth (des influences qui reviennent par exemple dans A Question of Trust). C'est bien fait, évidemment, comme d'habitude, mais il est impossible dans cette construction si familière et prévisible, de ne pas avoir parfois l'impression d'entendre la parodie This is a Trent Reznor Song qui mettait en évidence les tics de l'artiste et reste pertinente dix ans plus tard. Qu'un single suive une formule éprouvée n'est pas surprenant. Que cela se fasse dans un cadre incluant la promotion d'une superproduction Disney peut aussi donner la désagréable impression que Nine Inch Nails, son logo comme son savoir-faire et ses recettes, est une marque, une licence que la firme américaine peut acheter et monnayer. L'esthétique entière de ce nouvel album étant dictée par l'univers futuriste de Tron: Ares, imaginer que Disney dicte à Nine Inch Nails une ligne de conduite à suivre nous attriste. Au contact de ce single si prévisible et consensuel, on se dit, un brin amer, que les imitations de l'Intelligence Artificielle ne sont finalement qu'une thématique des univers cyberpunk parmi d'autres... de là à voir un double-sens au titre et en conclure qu'effectivement, Reznor fait le strict minimum et n'est pas plus vivant que ce dont on a besoin, il n'y a qu'un pas !
Dans un ensemble de musiques la plupart du temps instrumentales et illustratives, les morceaux chantés prennent vite le pas dans notre esprit et cela peut avoir un effet secondaire (peut-être) regrettable : nous voilà privés d'un thème mémorable auquel rattacher le film. Par le passé, on se souvient comment le duo Reznor-Ross, qui aime tant les nappes atmosphériques, pouvaient parfois nous accrocher en ressuscitant les influences EBM / indus ou un peu de la hargne de Nine Inch Nails le temps d'un thème musical fort (Watchmen, Les Tortues Ninja...). La bande-originale de Tron: Ares ne manque pas de mystères cybernétiques rampants (Init et Forked Reality fonctionnent très bien en début d'album), il lui manque un vrai thème solide (bien que This Changes Everything pourrait presque tenir ce rôle). En l'absence des images pour compléter la musique, on regrette alors cette absence de mélodie forte, d'identité qui permette à la bande-originale d'exister pleinement indépendamment du film.
On réussit néanmoins à frissonner. La densité progressive d'I Know You Can Feel It rejoint la liste des "meilleurs morceaux de Nine Inch Nails post-Year Zero", avec ses guitares torturées qui finissent par jaillir comme à l'époque de The Fragile et la voix de Reznor qui semble avoir rajeuni depuis la trilogie Add Violence / Less Violence / Bad Witch. Idem pour Shadow Over Me en conclusion, à la fois accrocheuse et mordante, toute en tension qui explose. Énigmatiques, hypnotiques et chargés d'émotions, ces morceaux suscitent alors une autre interrogation : à partir du moment où l'on peut voir Tron: Ares comme un album de commande obéissant à un cahier des charges, dans quelle mesure doit-on faire confiance aux émotions que l'on y décèle ? En d'autres termes, Reznor est-il aussi impliqué qu'il le paraît ou est-il un très bon comédien ? On se pose la question à chaque larme qu'il verse, soir après soir, depuis trente ans en jouant Hurt sur scène, on se la pose à nouveau ici. Le duo avec la chanteuse Judeline, lui, nous rappelle aussi que le travail de Trent Reznor fonctionne très bien en contraste avec des artistes au registre différent (souvenez-vous l'album réalisé avec Halsey)... et si, finalement, c'est quand il vient corrompre la douceur d'autres artistes, qui en retour viennent lui apporter leurs sensibilités, que le duo derrière NIN réussit encore le mieux à nous surprendre ?
Avec le temps, l’œuvre restera, séparée du contexte de sa création, et sera appréciée en tant que telle. C'est à dire une bande-originale au cours de laquelle les deux artistes jouent avec les textures, les univers, les ambiances, tout en dégageant suffisamment d'ampleur narrative. Infiltrator fait remuer, 100% Expendables, Building Better Worlds ou Ghost in the Machine semblent emprunter à John Carpenter, Philip Glass et Goblin pour nous plonger dans un brouillard synthétique à la fois mystique et volontairement retro, chaque note de piano de Still Remains sur fond de nappe mélancolique hurle l'ADN de ses auteurs, etc. Savoir-faire du duo oblige, le résultat regorge de moments intéressants et est plus expressif et théâtral que la sérié des albums Ghosts. Plus uniforme aussi. Hélas, NIN semble arriver un peu tard dans ce registre retro-futuriste et, dans un genre similaire, on lui préfère largement la bande-originale du jeu vidéo Cyberpunk 2077, que ce soit dans ses moments contemplatifs ou plus musclés.
Probablement qu'en nous lisant, vous aurez l'impression que l'on est durs. Nuançons : Tron: Ares est un bel ensemble, bien fait, souvent prenant, immersif, plus accessible, séduisant et identifiable que d'autres travaux uniquement atmosphériques ou d'accompagnement du duo. On ne pouvait en attendre moins de Reznor et Ross dont il va falloir assimiler qu'ils sont désormais des pointures incontournables de la composition pour le cinéma américain des gens dont on dit "ce sont des génies" comme on dirait "la terre est ronde" : seule les fous oseraient le contredire. En revanche, on aurait pu en attendre plus. Comme à l'écoute de Hesitation Marks, on ne peut s'empêcher de penser que les mots "froideur" et "fadeur" ne sont pas si éloignés et, alors que les sorties de NIN depuis avaient renoué avec des expériences plus viscérales et captivantes, on retrouve un peu cette impression que l'on avait en 2013, que NIN a perdu de son humanité et a tendance à délaisser les émotions au profit de la production.
Tron: Ares obéit néanmoins trop souvent à des formules prévisibles et l'on n'arrive pas à se défaire du sentiment embarrassant que le signe NIN a été vendu pour le faire tenir dans le moule dicté par Disney. Ce constat-là ne peut que laisser au mieux circonspect, au pire franchement amer. En 2010, la bande-originale composée par les Daft Punk pour Tron: Legacy avait marqué les esprits (bien plus que le film), convaincant même les plus réfractaires au duo masqué. Est-ce que celle de Tron: Ares fera aussi bien ? Peut-être. On a un peu de mal à réaliser que Nine Inch Nails est désormais une marque toute puissante qui fait l'unanimité et continue de conquérir le monde et dont tous les moldus et hipsters hurlent le génie... si le résultat n'a rien de honteux, on espère cependant que ce ne sera pas la dernière sortie estampillée NIN et on croise les doigts pour que le logo ne se retrouve pas tamponné sur n'importe quelle super-production qui y mettra le prix. Ça fait le job, la maîtrise totale de leur sujet par Reznor et Ross impressionne, la facilité avec laquelle ils savent toujours capter l'attention et suspendre le temps avec une note seule ou un silence force le respect...
Alors, on va se passer Tron: Ares en fond pendant un temps, les éloges du génie de Reznor et Ross vont pleuvoir sur un ton entendu que l'on ne discutera pas avec l'habituelle habitude à la surenchère dont il faut faire preuve pour sembler sincère ou au courant de son sujet... Puis, d'ici quelques semaines, les plateformes de streaming nous proposeront d'appuyer sur "play" ailleurs, un nouvel objet de hype qui monopolisera l'attention pendant son quart d'heure de gloire et l'on passera à autre chose.