Jean Renoir disait qu"un réalisateur ne fait qu'un seul film dans sa vie. Ensuite, il le brise en morceaux et le refait". Bien loin de vouloir dire que l'inspiration s'épuise et que les artistes sont condamnés à se répéter poussivement, gageons qu'une oeuvre d'art porte en elle la personnalité de son auteur, ses obsessions, ses tourments, et que ceux-ci se recyclent inlassablement au cours de sa vie. On pourrait dire quelque chose d'assez similaire avec Decline of the I, fascinant et ambitieux monstre polycéphale d'A.K., dont le nouvel album Wilhelm est à la fois une exploration intime familière et un exaltant voyage vers l'inconnu.
Son univers bien personnel se reconnaît avant même de monter le son : L'Alliance des Rats, le titre du premier morceau, peut faire écho à The Other Rat du premier album alors qu'Eros N rappellera par son nom le travail de l'artiste au sein d'Éros Nécropsique. Des obsessions, des échos, des fantômes qui reviennent nous hanter et qui spiralent autour d'une musique toujours plus riche et passionnante. Après une première trilogie inspirée par le chirurgien Henri Laborit, Wilhelm est le second album d'un cycle influencé par Søren Kierkegaard. Comme sur Johannes, Decline of the I sonne moins sale, moins glauque, plus ample.
L'angoisse frénétique du black metal, étouffante et tempétueuse, se mélange à des moments de contemplation : des violons, des accalmies poétiques, des extraits de film (La Maman et la putain de Jean Eustache, déjà samplé à l'époque du tout premier album Inhibition - que disait-on à propos des obsessions des artistes ?)... Decline of the I nous secoue puis nous sidère avec sa beauté sépulcrale, à l'image de cette pause crépusculaire portée par le chant clair de TC (Regarde les Hommes Tomber, Sang Froid) sur l'Alliance des Rats. Il y a là un sens du théâtre qui n'enlève rien à la sincérité du propos, une intensité dramatique viscérale qui ne vire jamais au grand-guignol, une grandeur qui impressionne.
Avec son chant clair souvent présent, ses orchestrations et ses touches électroniques (les glitchs d'Entwined Conundrum ont cette étrangeté à la Aphex Twin qui se marie si bien aux cordes spectrales se lamentant dans la brume ou, plus tard sur Diapsalmata, à l'interview donnée par Marie-Jo Simenon peu de temps avant son suicide), Decline of the I respire. A.K. ménage des pauses qui tiennent l'auditeur en haleine et lui permet de déployer toute la puissance de son propos au fil de morceaux longs, se prêtant à ce caractère épique, parfois même grandiloquent (The Renouncer, conclusion apocalyptique hantée par un fatalisme funèbre, nous laisse k.o.).
L'angoisse prend des proportions monumentales. Il y a de l'emphase et de l'élégance, de la folie, de la poésie. Decline of the I réussit à associer l'aspect cérébral de son audace avant-gardiste à la viscéralité sincère des émotions. Mieux : Wilhelm, avec sa grande variété, ses ruptures de rythme, ses éléments l'éloignant du metal extrême et sa production qui met en valeur tous ces éléments avec une propreté qui se démarque des premiers albums, est à la fois le disque le plus ambitieux et le plus accessible de Decline of the I. Dans ce cas, ce n'est nullement synonyme de conformité paresseuse à des codes usés : Wilhelm est une odyssée intérieure monumentale et d'une noirceur fascinante.