Clips fous, vieux mous, adieux déchirants : la rétrospective 2019 de Pierre

Pierre Sopor 21 décembre 2019

2019 touche à sa fin, emportant dans sa chute les années 2010. L'humeur est donc au regard en arrière et aux souvenirs. Autour de moi, j'entends et vois régulièrement mes amis et contacts se désoler du manque d'innovations ou d'audace, que ce soit en musique ou en cinéma, incapables de citer plus d'un ou deux artistes ou films les ayant fortement marqués ces dernières années.

Hey, les amis, c'est juste vous qui manquez d'audace et d'intérêt pour ce qui se passe ! Parce que nous sommes tous comme les têtes d'affiche des gros festivals : nous vieillissons. La culture a toujours nécessité un comportement actif, il faut aller vers elle au risque de se faire bourrer le gosier par le courant qui dégouline de la première sortie d'égouts venue.

L'intérêt quand on bosse sur un webzine parlant de musiques "de niche" (verdammniche ?) dont personne ne comprend vraiment la ligne éditoriale (nous les premiers) est double : non seulement on passe notre vie à découvrir de nouveaux artistes, mais en plus on peut raconter absolument n'importe quoi puisque personne ne nous lit. Difficile d'être blasés donc quand nos horizons ne font que s'élargir de manière exponentielle, au fur et à mesure que l'on découvre des pans musicaux entiers dont on ignorait l'existence ou des nouveaux venus passionnants. 

Bref, comme d'habitude, à l'heure du bilan, hors de question pour moi de me complaire dans une posture blasée facile : même si 2019 a eu son lot de déceptions, le talent incroyable des artistes qui nous suivons mérite une fois de plus notre respect et notre admiration. Avant le traditionnel "top 2010", je reviens plus en détail sur quelques moments qui m'ont marqué.

Je commence, en vrac, par mentionner rapidement une interview surprise avec Steve Naghavi  (AND ONE) dans sa loge après son premier concert français depuis 2007. C'était une expérience mémorable : l'artiste s'est montré détendu, généreux et très drôle (on n'a pas pu tout retranscrire). Sinon, le Hellfest, c'est très bien, impressionnant d'organisation et l'affiche, éclectique, force le respect (n'en déplaise aux boudeurs dont le monde doit sembler bien étroit depuis les œillères de leurs certitudes)... Mais il y fait quand même super chaud et y'a beaucoup de monde et de poussière pour un grincheux comme moi... Du coup, quand on a la chance de pouvoir faire pas mal de concerts le reste du temps, l'événement paraît moins indispensable que ce que la hype veut nous faire dire.

Plutôt que de répéter les mêmes choses que l'an dernier (oui, la scène française est toujours aussi merveilleuse) ou pointer du doigt tel ou tel album, je vais donc revenir sur deux, trois points qui m'ont marqué.

LES CLIPS

Le clip musical a bien évolué depuis les années 80, âge d'or d'un art qui arrivait à maturité non seulement grâce à l’œil du public qui s'était enfin habitué à des procédés de montage brisant la narration classique mais surtout où l'industrie musicale rayonnait et les moyens mis en oeuvre étaient conséquents.

Cette année a pourtant eu le bon goût de nous réserver quelques belles surprises. Si les clips ambitieux continuent d'exister, la démocratisation du matériel permet à chacun de tourner sa vidéo et les résultats ne sont pas toujours passionnants. Le retour aux affaires de RAMMSTEIN, maîtres de l'exercice, annonçait forcément du lourd et ça n'a pas loupé : Deutschland est un blockbuster impressionnant dont on vous a, à l'époque, parlé en longueur. Mais saluons plutôt les efforts de groupes français dont les moyens n'atteignent probablement pas le budget chaussures de Till Lindemann. 

Trois groupes ont attiré mon attention avec leurs productions visuellement soignées, qui font l'effort de raconter quelque chose et qui servent magistralement de vitrine à leurs univers respectifs. SHAÂRGHOT tout d'abord, avec Z//B : les parisiens nous ont habitués à des vidéos ultra soignées et ne nous ont pas déçus avec un nouveau délire science-fictionnel qui s'éloigne de l'hystérie pétaradante des précédents films pour nous plonger en profondeur dans le monde cauchemardesque et mystérieux des Shadows.

MOAAN EXIS ensuite. Le duo de techno industrielle tribale a franchi un cap avec son album Postmodern Therapy, où Mathieu Caudron se met au chant pour la première fois. Le clip de Witness est riche en images fortes, c'est à la fois poétique, mystique, intrigant et puissant. Quand il s'achève, on est surpris de voir qu'on y a passé sept minutes.

BAD TRIPES enfin, et son Fuck Me Freddy jouissif : en s'appropriant le célèbre croque-mitaine le temps de ce clip / court-métrage, le groupe marseillais à l'identité horrifique théâtrale et décalée si unique s'est amusé, ça se sent, et le plaisir y est communicatif. 

Comme quoi, un clip peut être autre chose qu'une vidéo live, un ego-trip vite fait, vite oublié ou une succession sans queue ni tête d'images pourraves. Bravo à eux et merci : ça fait toujours plaisir en tant que public d'avoir l'impression que des artistes se soucient réellement de nous offrir quelque-chose de bien fait.

LES VIEUX MOUS CHIANTS ET LES AUTRES

L'adolescent pénible que j'étais serait devenu fou à l'idée que l'année à venir verrait les sorties des nouveaux albums de KORN, RAMMSTEIN ou encore SLIPKNOT mais aussi des derniers films de Tarantino, Burton, Jarmusch ou Rob Zombie. Un an plus tard, le verdict est sans appel : circulez, y'a rien à voir. Au mieux, le SLIPKNOT fait figure de travail honnête mais ne m'émeut pas plus que ça. Tim Burton, lui, a fini de se dissoudre dans des films sans personnalité ni intérêt. Tous les autres de cette liste se vautrent avec complaisance et paresse dans des œuvres égo-centrées poussives et pénibles, parfois insipides, parfois ridicules. On en revient à l'importance des découvertes : en musique comme en cinéma, un éclair ne tombe pas deux fois au même endroit et les plus gros coups de foudre sont là où on ne les attendait pas. Des artistes apparus au cours de cette décennie ont confirmé leur talent en 2019 : SHAÂRGHOT, GOLD, MOAAN EXIS, LINGUA IGNOTA avec leur derniers albums ou DOOL, KÆLAN MIKLA, HO99O9 et MESSA sur scène, alors que Jordan Peele, Ari Aster et Robert Eggers sont les nouveaux auteurs à suivre du cinéma sombre et angoissant.

Il faut néanmoins des constantes dans la vie. TOOL, imperturbable, monumental, impérial, a enfin sorti Fear Inoculum. Le disque, pas le plus simple à appréhender de leur discographie, est à la hauteur de l'événement et montre de quoi sont capables des artistes qui s'éloignent du star-system et des impératifs contractuels pour créer sans contraintes extérieures. Pour couronner ce retour, les Californiens ont gratifié le Hellfest d'un concert d'un autre monde pour leur premier passage en France depuis 2007. La deuxième partie de 2019 a, de manière générale, été généreuse pour les fans de musiques progressives : OPETH, KLONE ou encore LEPROUS ont sorti de très beaux albums.

Et puis il y a l'OVNI LES TÉTINES NOIRES dont le retour aux affaires depuis bientôt deux ans, et après plus de vingt ans de silence, apporte à ce monde la fantaisie et la poésie qui lui fait parfois cruellement défaut. Les voir sur scène, en 2018 et 2019, est une chance incroyable. Malgré une activité démarrée il y a plusieurs décennies, le groupe n'a finalement sorti que trois albums et a gardé une énergie et une folie de jeunes premiers. Ils sont flamboyants et magnifiques, si l'aventure continue, courez-y.

AMANDA FUCKING PALMER

Il y a des gens comme ça, qui rayonnent. Amanda Palmer n'est pas seulement une artiste unique et particulièrement douée (ce que l'on sait depuis les DRESDEN DOLLS, donc ça date). Elle est aussi une personne nécessaire. S'attaquant à des sujets intimes de manière universelle et combattant l'intolérance et la violence sans haine mais avec finesse, ironie et bienveillance, There Will Be No Intermissions est une oeuvre indispensable et salvatrice, poétique, féministe, honnête, courageuse et sans fioritures : le génie et la sincérité suffisent.

Je n'ai pas pu assister à son concert parisien au Bataclan. C'est la vie. Mais sa tournée était, paraît-il, tout aussi exceptionnelle : l'artiste, seule sur scène pendant trois heures, allait à la rencontre de son public et échangeait avec lui pour partager un moment unique. Tiens, je pourrais ajouter ça à mes bonnes résolutions : réussir à voir Amanda Palmer en live.

AUDIOTRAUMA

Et puis il y a les sales nouvelles. Après vingt ans d'existence et de lutte, le label audiotrauma a annoncé la fin de ses activités. En deux décennies, audiotrauma a su fédérer une communauté d'artistes et s'est battu pour faire découvrir de nouvelles choses en produisant des albums très différents mais toujours passionnants. On leur doit certaines des plus belles découvertes des dernières années (MACHINALIS TARANTULAE, MOAAN EXIS, NOIRE ANTIDOTE, HORSKH, etc) et la mise en avant de nombreux musiciens uniques, exigeants et passionnants.

On peut (et on doit sûrement) être triste, pester contre un contexte impitoyable pour les labels undergrounds dont l'existence devient impossible (Apathia, autre label unique,, en a aussi fait les frais). Mais on peut aussi, tout d'abord en tirer les conclusions : les artistes que l'on aime, il faut les soutenir. Les soutenir, ce n'est pas que "liker" une publication, c'est aussi aller aux concerts et acheter des disques. Tout simplement. Ensuite, on peut se dire qu'on a eu la chance qu'un label comme Audiotrauma ait existé si longtemps et ait rendu possible d'aussi belles découvertes. Bravo à eux, et merci : notre gratitude et notre respect pour tout le travail accompli sont éternels.

HEILUNG en live, c'est pas ouf

Quoi ? L'autre il critique HEILUNG, LA révélation scénique des deux dernières années ? L'expérience mystique ultime, la cérémonie chamanique qui a secoué tant de monde lors de sa première apparition en France au Hellfest 2019 ? Bah ouais. J'avais beaucoup aimé le premier album, ainsi que sa version live. FUTHA, avec son ambiance moins sombre, me fascine moins. Néanmoins, c'était l'un des concerts que j'attendais le plus cette année.

Eh bien figurez-vous que oui, c'est majestueux, c'est très beau et chaque morceau a droit à une mise en scène digne d'un tableau. Sauf qu'une surcharge d'artifices finissent par retirer tout son sens, toute spontanéité et sincérité à la chose. Dans un spectacle où chaque geste est mesuré et répété soir après soir et la communication avec le public absente, il ne reste au final qu'un bien bel écran de fumée dépourvu d'humanité qui masque chichement un business-plan redoutable digne d'un spectacle Disney ou d'un blockbuster sans âme (il s'agit bien d'une messe, finalement).

On en prend plein les yeux, ça brasse large pour atteindre le public le plus vaste possible, mais tout cela est finalement bien superficiel. Quel besoin de créer les motive ? Que cherchent-ils à exprimer ? Plutôt qu'une belle vitrine, j'aurais aimé voir leurs tripes et leurs âmes sur scène. C'est un regret que j'ai souvent face à des groupes qui masquent une absence de propos ou de sincérité derrière des postures et des gimmicks, alors qu'il est possible d'associer les deux avec talent (on a de bons exemples dont on parle régulièrement en nos pages !). Allez, on va dire que le vaste et élégant espace de l'Elysée Montmartre n'aidait pas à créer l'ambiance de rituel espéré et que j'ai besoin d'une deuxième fois.

Et 2020, alors ?

De 2020, j'attends bien sûr les retours déjà prévus et annoncés de IGORRR, DOOL, HORSKH, MY OWN PRIVATE ALASKA, ACYL ou encore SKINSITIVE . Et puis il y a le boss, Reznor de retour en studio pour un album de NINE INCH NAILS : bosser sur des films lui aurait redonné de l'inspiration. Si c'est pour nous refaire un Hesitation Marks, ce n'est peut-être pas la peine, mais les trois derniers EPs sont encourageants. En studio aussi, PUNISH YOURSELF  pourrait sortir un album, mais on ne va pas s'enflammer : on connaît leur rapport conflictuel avec la notion de délai (rappelez-vous de Pink Panther Party et Holiday in Guadalajara), donc ça sortira quand ça sortira et ça sera très bien. Enfin, si TOOL pouvait revenir en Europe pour une tournée en salle, ça serait parfait... Et pendant qu'on y est, papa Noël, va voir à Vancouver si du côté de SKINNY PUPPY on n'aurait pas envie de remuer un peu, tu serais bien aimable, merci, on t'a à l'oeil.

TOP 10 ALBUMS 2019

Sans transition, voici mes dix albums préférés de l'année. Il y a des fois où c'est plus dur que d'autres : 2019 a été particulièrement riche et j'ai rarement autant été emballé par autant de sorties. En retenir 10 était intenable, mais il faut bien s'y plier et ça s'est parfois joué à pile ou face.

01. Amanda Palmer - There Will Be No Intermissions
02. Tool - Fear Inoculum
03. Shaârghot - The Advent of Shadows
04. Hypno5e - A Distant Dark Source
05. GOLD - Why Aren't You Laughing ?
06. Sopor Aeternus - Death & Flamingos
07. Lingua Ignota - CALIGULA
08. Swallow the Sun - When a Shadow is Forced Into the Light
09. Moaan Exis - Postmodern Therapy
10. Chelsea Wolfe - Birth of Violence

TOP 10 CONCERTS

01. Tool @ Hellfest, le 23 juin
02. Shaârghot @ Petit Bain, le 9 février 
03. Les Tétines Noires @ La Machine, le 24 novembre 
04. Chrysalide @ Audiotrauma Fest, le 2 mars
05. Jo Quail @ Hellfest, le 22 juin
06. Machinalis Tarantulae @ Audiotrauma Fest, le 1er mars
07. Kælan Mikla @ La Boule Noire, le 7 novembre 
08. Ho99o9 @ Le Trabendo, le 19 avril
09. Dool @ Hellfest, le 22 juin
10. Messa @ Hellfest, le 23 juin