Chronique | LINGUA IGNOTA - CALIGULA

Pierre Sopor 23 juillet 2019

L'abbesse Hildegarde de Bingen, connue notamment pour ses visions cauchemardesques et apocalyptiques, créait au XIème siècle la Lingua Ignota, langue dont l'usage reste mystérieux et dont les néologismes dérivaient principalement du Latin. Prophétesse, femme de science ayant beaucoup fait pour les femmes à son époque, peintre, compositrice et poétesse, elle a été canonisée mais aussi nommée Docteur de l'Eglise par le Pape en 2012, faisant d'elle la quatrième femme à recevoir la plus haute reconnaissance théologique du catholicisme. Le personnage est fascinant et on comprend facilement quel attrait il peut avoir pour Kristin Hayter et les exorcismes cathartiques de LINGUA INGOTA.

LINGUA IGNOTA est un cri puissant, vengeur, qui ne souffre nul compromis. C'est toujours vrai avec CALIGULA, dont les titres s'écrivent d'ailleurs tous en majuscules : Hayter est là pour se faire entendre. Musique expérimentale, empruntant à la formation classique de l'artiste mais aussi au black metal (pour le chant et quelques samples), LINGUA IGNOTA est surtout une expérience souvent douloureuse et pénible pour l'auditeur : la souffrance et même la haine y sont poignantes, l'écoute est faite pour être difficile, déchirante. Ne vous attendez pas à un chant harmonieux qui viendra panser vos plaies : ici, on hurle parce que les blessures sont à vif et que ça fait mal. Hayter avoue d'ailleurs que ce sont souvent les pires prises qui ont été gardées, parfois enregistrées dans un placard avec un micro cheapos. Ambiance.

CALIGULA commence pourtant de manière faussement apaisée, comme un avertissement qui pose les bases de l'oeuvre à venir : le violoncelle qui accompagne FAITHFUL SERVANT OF CHRIST se retrouve à plusieurs moments de l'album alors que les cloches d'autel qui concluent le morceau renvoient au précédent All Bitches Die, Hayter continuant de tisser son univers musical cohérent. Cet univers est intime, lié aux abus dont l'artiste a été victime, également de la part de la police qui remettait en doute sa parole. "How can you  doubt me now ?" demande-t-elle, vengeresse, dans DO YOU DOUBT ME TRAITOR, dont les lourdes percussions, les éclats de rage hurlés et la voix posée, proche, posent un climat de menace jusqu'à ce que le monde ne s'effondre en milieu de morceau. Piano lugubre, hurlements distordus : LINGUA IGNOTA c'est l'apocalypse. Viscérale, sauvage, bruitiste, cacophonique même : le trauma explose et prend aux tripes.

C'est probablement BUTCHER OF THE WORLD qui illustre le mieux cette tendance, rééditant l'exploit de l'impressionnante Woe to All : c'est monumental et tout bonnement terrifiant. En samplant Music for the Funeral of Queen Mary de Purcell, Hayter fait plus que citer un compositeur de la fin de XVIIème siècle. Réutilisé dans Orange Mécanique, le morceau évoque immédiatement des images d'extrême violence, de viol notamment, et confère au titre une intensité théâtrale et funèbre décuplée par les hurlements qui jaillissent de la gorge de l'artiste pour sauter à celle de l'auditeur.

De manière à nous maintenir en état d'alerte constant, LINGUA IGNOTA cultive un sens de l'imprévisibilité et de l'instabilité permanente. Ainsi, MAY FAILURE BE YOUR NOOSE et FRAGRANT IS MY MANY FLOWER'D CROWN donneraient presque l'impression d'un répit avec une forme de légèreté qu'on n'attendait pas dans les lignes de chant, malgré le final étouffant de la première. Des samples de black metal de IF THE POISON WON'T TAKE YOU MY DOGS WILL on passe à DAY OF TEARS AND MOURNING et sa rythmique trip-hop sous stéroïdes. De nouveau, la terreur respectueuse imposée par les hurlements s'empare de l'auditeur, secoué et mis à mal mais qui devra se remettre avant SPIT ALONE HOLDS ME ALOFT qui renoue plus tard avec cet état de choc.

Après quelques sons de verres brisés (SORROW! SORROW ! SORROW! et sa voix brisée, ses paroles issues d'une lettre d'adieu... et son sample de Lars Ulrich mangeant un sandwich !) et une transition reprenant en version apaisée le texte de BUTCHER OF THE WORLD (FUCKING DEATHDEALER), CALIGULA s'achève avec I AM THE BEAST : grandiloquence apocalyptique encore, après une intro funèbre, et surtout un final bruitiste qui nous laisse à genoux, où l'on distingue avec peine les cordes de FAITHFUL SERVANT OF CHRIST sur lesquelles avaient commencé le voyage. Depuis, une éternité semble s'être écoulée tant nous avons été secoués.

CALIGULA est un nouvel exploit de LINGUA IGNOTA. D'une viscéralité et d'une sincérité comme on en entend rarement, l'album, à la fois d'une violence extrême et d'une grâce rare, impose une forme de terreur religieuse qui ne peut provoquer autre chose qu'un respect admiratif. Ne se souciant à aucun moment de plaire ou de rassurer son public, ni même de lui faire passer un bon moment (bien au contraire, mais quel exorcisme est agréable ?), l'oeuvre est dure, radicale, et d'une puissance unique.