Chronique | Sopor Æternus and the Ensemble of Shadows - Death & Flamingos

Pierre Sopor 23 février 2019

Rappelez-vous il n'y a pas si longtemps, on a eu très peur : on pensait ne plus jamais avoir de nouvelles de SOPOR ÆTERNUS & THE ENSEMBLE OF SHADOWS. Un crowdfunding plus tard, Anna Varney Cantodea était de retour avec The Spiral Sacrifice, sa première sortie après quatre ans de silence, elle qui est d'habitude si volubile. Un an plus tard, la plus rock'n'roll des divinités gothiques est de retour avec Death & Flamingos et son lot d'interrogations. Cette nouvelle offrande sera-t-elle un copier / coller de la précédente ? Comment trouver l'inspiration en si peu de temps ? Est-ce qu'Anna Varney s'est inscrite au club des sosies des Johnny-Depp-sur-pochette-de-disques, présidé par Peter Tägtgren ?

Allons-y au fur et à mesure. Death & Flamingos, un copier / coller d'une oeuvre précédente ? Oh que non, maheureux, si vous saviez ! Au contraire, SOPOR ÆTERNUS & THE ENSEMBLE OF SHADOWS n'a peut-être jamais connu changement si radical. Comment ? C'est Anna Varney, tout simplement. Anna Varney la tourmentée, Anna Varney la facétieuse, Anna Varney guidée par les voix qui la hantent. Ce personnage jubilatoire, plongé dans la plus profonde et éternelle des dépressions a toujours eu quelque chose de profondément rock'n'roll enfouie en elle qui ne demandait qu'à jaillir, un goût pour la surprise et les contre-pieds. C'est fait : Death & Flamingos est un album de deathrock. Un guitariste, un batteur et un bassiste ont rejoint l'ensemble des ombres. Quant à cette histoire de sosie de Johnny Depp, on adorerait lui poser la question. Toujours est-il qu'avec sa mine boudeuse et sa robe de chambre ornée d'un flamand rose, Anna Varney n'a jamais été aussi badass. Plus fou, toujours, le titre de l'album avec sa typo sortie d'une série B des années 40 assume comme jamais le sublime second degré qui enrobe subtilement la noirceur la plus totale du projet. C'est d'ailleurs dans une ambiance de série B horrifique ou de science-fiction que s'ouvre l'album dans sa version vinyle, avec ses nappes électroniques étranges et angoissantes et ses thérémines. Mais la vraie surprise arrive avec Kinder des Teufels : ces lamentations poignantes de guitare électrique d'entrée, on ne les attendait pas. De la guitare dans SOPOR ÆTERNUS, imaginez : ça va jaser ! Fermez les yeux, soufflez un coup et imaginez comment elles peuvent sonner. Bien sûr : il n'est pas question de solo technique, ici les cordes se lamentent avec pesanteur et prennent des airs de marche funèbre, soutenue par une batterie morose. C'est génial. Vous avez déjà eu un fou rire à un enterrement ? Alors vous savez.

Les orchestrations et mélodies théâtrales de SOPOR ÆTERNUS sont toujours de la partie, bien sûr. C'est magnifique et tout aussi hanté qu'à l'accoutumé. On retrouve d'ailleurs régulièrement un son plus classique (le début de Vor Dem Tode Träumen Wir) qui rassurera les plus inquiets. Cependant, Anna Varney est incroyable dans ce registre plus direct, ressassant pour l'éternité ses habituelles tourments où il est question d'enfance, d'identité sexuelle, de mort et d'amour. Sa voix a-t-elle déjà atteint une telle perfection ? La pureté de son timbre sur la très pop The Boy Must Die est saisissant : on savait les divinités éternelles, celle-ci est sans âge, voire d'une autre planète. Avec ses sonorités à la CHRISTIAN DEATH (le début de Spellbound, ou la basse de Coffin Break), ses refrains parfois étonnamment accrocheurs, ses transitions évoquant des soucoupes volantes, Death & Flamingos est une succession de surprise qui laisseront probablement médusés les tristes adeptes du premier degré. Anna Varney a beau retenir ses sanglots comme elle sait si bien le faire de sa voix tremblante de désespoir (Mephistophelia et ses déchirants "Star way from me" est saisissante de noirceur et de rancoeur), il y a dans Death & Flamingos une forme de décontraction, une volonté de surprendre qui, malgré ses guitares lugubres, ses tourments abyssaux et ses gémissements, nous rassure sur la vivacité du projet. Toutes proportions gardées, bien sûr : les non-initiés trouveront tout cela particulièrement sinistre. SOPOR ÆTERNUS nous refait un coup qui rappelle, dans un registre différent, la surprise qu'avait été l'album Les Fleurs du Mal (2007), avec son auto-dérision criante et ses accents plus pop. On pourrait résumer cet album à Death Waltz, improbable rencontre entre du SOPOR ÆTERNUS classique, une marche funèbre à la guitare et une comptine enfantine sur laquelle Anna Varney nous chante "There is nothing waiting / Death is all there is / You are nothing special, Worms will eat your face". Noirceur macabre et pied de nez, toujours. On avait mentionné ce titre écrit à la façon d'un vieux film : l'album ne s'achève-t-il pas sur un Theme, à la façon d'une bande-son, synthétisant tout ce que l'on vient d'entendre ?

Avec son format plus rock, ses morceaux étrangement courts et sa durée plus ramassée que son prédécesseur, Death & Flamingos est probablement l'album le plus accessible de SOPOR ÆTERNUS & THE ENSEMBLE OF SHADOWS. Si c'est toujours aussi sublime, avec ces mélodies mélancoliques et sa pléthore d'instruments que l'on connait, cet album est peut-être aussi l'oeuvre la plus jouissive de sa discographie, la plus délicieusement kitsch. Mais SOPOR ÆTERNUS peut-il être un projet jouissif ? Ce disque est un vent d'air frais à la fois putride et frais qui nous est soufflé au visage et qui scandalisera peut-être certains puristes. D'ailleurs, il y en a une qui, enfermée dans on placard, doit bien s'en amuser.