Chronique | Igorrr - Spirituality and Distorsion

Pierre Sopor 27 mars 2020

IGORRR grandit sans cesse. Le projet à l'origine confidentiel de Gautier Serre est devenu un ogre impressionnant, capable de conquérir les plus grands festivals et sans ne jamais sacrifier la richesse ou la folie de cette musique qui réussit le pari d'être à la fois sublime, violente, imprévisible, ludique et accessible. Devenu véritablement un groupe depuis le chef d’œuvre Savage Sinusoid (2017), IGORRR a aussi enfin pris toute son ampleur sur scène. Dans ce contexte, Spirituality and Distortion était forcément attendu avec impatience.

Ne jamais rien attendre, surtout d'un projet qui joue autant à nous surprendre. C'est une règle d'or, et le meilleur moyen d'éviter les déceptions. Car IGORRR n'a pas forcément joué le jeu promotionnel de la manière que l'on attendait : sur aucun des trois singles sortis avant l'album on ne retrouve le formidable duo formé par Laure Le Prunenec et Laurent Lunoir au chant. Plus déstabilisant encore, Very Noise et sa durée inférieure à deux minutes, le premier morceau mis en ligne, a plus des airs d'interlude qu'autre chose. On est bien loin du sentiment de terreur sacrée et d'admiration absolue qu'imposaient les singles de Savage Sinusoid en leur temps.

Dans ses ingrédients, Spirituality and Distorsion est pourtant bien du IGORRR pur jus, jusqu'aux titres absurdes. L'alchimie entre un metal lourd et sauvage, l'électronique expérimentale à la VENETIAN SNARES et les mélodies folkloriques exotiques (orientales, balkaniques, etc) ou baroques fonctionne toujours aussi bien. L'accent est plus que jamais mis sur la dimension metal, dès Downgrade Desert, comme l'illustre d'ailleurs le featuring de Georges Fischer (CANNIBAL CORPSE) sur Parpaing.

Pourtant, l'album traverse nos tympans sans qu'un réel choc ne se produise. On peut toujours passer des ambiances hantées (Hollow Tree) à la guinguette (Musette Maximum), IGORRR n'a rien perdu de sa variété ou de son talent pour réussir les associations les plus improbables. Les chants, théâtraux et expressionnistes sont saisissants. Pourtant, Spirituality and Distorsion donne l'impression de glisser trop vite, comme une danse frénétique dont on n'arrive pas à suivre le rythme.

Se serait-on habitué à la folle créativité d'IGORRR ? Les passages d'anthologie de manque pas, comme Himalaya Massive Ritual, morceau de bravoure captivant aux airs mystique, Overweight Poesy et ses hurlements déchirants, Barocco Satani et son opéra déglingué au final apocalyptique plein de violons possédés ou encore Kung-Fu Chèvre avec son énergie folle et sa charge émotionllee digne des meilleures bandes-sons de Goran Bregovic. Mais rien à faire : l'ensemble défile peut-être trop vite, peut-être est-il paradoxalement trop long, ou plus cérébral, toujours est-il que bien rarement Spirituality and Distorsion ne parvient, malgré toute sa richesse et sa beauté, à nous piétiner le fond des tripes ou à recréer cette impression de cauchemar halluciné des précédentes œuvres du génial monsieur Serre.

Il y a de tout dans Spirituality and Distorsion : de la folie, de la puissance, des cris, des extases mystiques, de la violence, de la contemplation, des airs traditionnels et du chiptunes. Ce que l'auditeur peut avoir du mal à y trouver, finalement, c'est lui-même : la démence d'IGORRR, docteur Frankenstein musical et ses compos en patchworks alambiqués ne s'empare pas autant de notre âme qu'on aurait pu l'espérer. Cet album est bon, c'est solide et dans la continuité des précédents. Mais on en attendait probablement trop car aucun bouleversement profond de notre existence ne s'est produit, cette fois. C'est "seulement" trop cool et souvent très beau.