Chronique | Igorrr - Savage Sinusoid

Pierre Sopor 15 juin 2017

Il y a une petite dizaine d'années, on découvrait Poisson Soluble, première démo de IGORRR (deuxième, en fait, mais difficile de trouver des traces de Oeil). La version physique de la chose, obtenue auprès de son responsable Gauthier Serre via feu myspace, était un disque gravé au titre inscrit au marqueur, mais avec un pochette imprimée du meilleur effet. Découvrir IGORRR a été comme retrouver mémé nue sous LSD, le corps enduit de rillettes et de fraises des bois, en train de rentrer des cadavres de rats dans tous les orifices de pépé : c'est un peu dégoûtant, un peu rigolo, vaguement fascinant et on ne comprend pas vraiment ce qui se passe. Depuis, IGORRR a atteint des sommets aussi bien artistiques que de popularité mais a su renouveler ce choc initial a plusieurs reprises (Nostril ou Hallelujah sont de véritables merveilles), allant bien au-delà de la farce absurde à laquelle on aurait pu, par paresse, le limiter à ses débuts.

Voici donc Savage Sinusoid, album attendu de pied ferme depuis quatre ans, et qui s'est révélé au public petit à petit via clips et making-off absurdes jubilatoires. L'artwork, fidèle à la tradition et rappelant celui de Poisson Soluble, invoque des corps difformes, mous, mélangés façon Society de Brian Yuzna. Musicalement, IGORRR a toujours su surprendre, et figurez-vous qu'une fois encore il y parvient dès les premières secondes du disque. On ne vous spoile pas l'ouverture de Viande, mais elle est irrésistible, avant que de gros riffs bien gras et autres distorsions électroniques ne nous plongent dans l'univers dément de l'album. Mélange d'electro, de metal, de classique, et de cris d'animaux, IGORRR continue à proposer son breakcore baroque, alchimie d'une flopée de trucs divers et variés. ieuD, déjà connue via un superbe clip, atteint des niveaux d'émotion et d'intensité rare : que ce soit la batterie totalement folle, les cassures de rythme, l'alchimie entre le chant lyrique de Laure Le Prunenec, saisissant même quand il se brise, et les hurlements désespérés de Laurent Lunoir, tout est parfait. C'est beau comme un coucher de soleil, mais où le soleil aurait laissé place à une énorme tête de bébé chauve toute difforme et qui sent rigolo. Après ce début très fort, dense et typé metal, Houmous vient calmer un poil le jeu, dans la mesure où un accordéon, des délires ethno-musicaux, des bruits de poulet, de la double-pédale et des sons 8 bits peuvent calmer quoi que ce soit. C'est génial, totalement barré, imprévisible et on commence à se dire qu'on tient une perle. Opus Brain confirme cette impression : une première partie dans la plue pure tradition breakcore (on peut penser à VENETIAN SNARES ou APHEX TWIN) cède sa place à, entre autre, des ambiances gothiques hantées par le chant baroque de Laure Le Prunenec ou des hurlements grotesques totalement chaotiques. De la folie, qu'on vous dit !

Arrivé à ce stade, on est conquis : Savage Sinusoid est un chef d'oeuvre. La production, certes un poil moins crade que par le passé, est monumentale. Les guitares font des merveilles dans chaque registre qu'elles abordent, la batterie tabasse à nous refiler des crises d'apoplexie, tout est impressionnant de maîtrise. Un peu comme l'oeuvre de Picasso, la musique de IGORRR peut paraître de prime abord décousue, arbitraire et ne pas dépasser le stade du gag ludique gentiment absurde. Mais à l'image du travail du peintre, l'oeuvre de Gauthier Serre est d'une rigueur et d'une subtilité absolue et il fait naitre de ce chaos apparent quelque chose de fort, d'harmonieux, et, malgré tout, de structuré. Problème d'Émotion et Spaghetti Forever sonnent plus trip-hop (on est pas loin de PORTISHEAD pour la première et on flirte parfois avec EZ3KIEL sur la seconde). Cheval confirme le goût de IGORRR pour l'accordéon et les valses, mais permet en plus de passer du death metal à un film de Kusturica en un clin d'oeil, voire aux deux en même temps. C'est trop bien le cheval. On note la présence de Travis Ryan de CATTLE DECAPITATION sur ce titre, ainsi que sur le suivant et Robert. Avec IGORRR on apprend même des mots : vous saviez que la phobie de la constipation s'appelait Apopathodiaphulatophobie (merci les copier-coller) ? Si ça vous fait marrer, c'est que vous n'avez jamais été constipé pour de vrai. Ce titre qui renvoie aux délires scatos et rabelaisiens qui ont toujours fait partie du projet dure le temps de le lire : deux petites minutes frénétiques tout en cassures de rythme et violence. Violence et frénésie encore avec Va te Foutre, sorte de parenthèse punk (c'est court, ça va vite, c'est furieux, c'est pas prise de tête). Et alors qu'on pourrait se dire qu'en fin d'album IGORRR cède à la facilité avec ces deux titres courts, suivi d'un Robert étrange mais pas des plus marquants (on ne veut même pas savoir qui est le Robert du titre), arrive Au Revoir. Conclure sur un titre pareil, c'est presque trop évident pour qu'on y croit. Et pourtant, c'est la fin. Piano et chant lyrique posent les bases d'un morceau émotionnellement chargé et communicatif, où se greffent ensuite guitares et batterie pour un final en apothéose.

Savage Sinusoid est terminé. C'était fort, c'était beau. S'affranchissant des samples pour fournir un album entièrement fait-maison, IGORRR a accouché d'un monstre organique, peaufiné à l'extrême et qui prend aux tripes. Vous en avez connu beaucoup vous des albums avec des hurlements inarticulés, des chants lyriques, des bruits de poulet, de l'accordéon, de la constipation et des chevaux qui puissent à la fois vous amuser et vous bouleverser ? IGORRR continue de faire voler en éclat les frontières de la musique et de prendre de l'ampleur avec cette nouvelle oeuvre puissante, magique, où la folie et l'absurde côtoient une forme d'onirisme et de contemplation qui ne peut laisser insensible.