Les dernières années ont été mouvementées pour Igorrr : une pandémie parasitait tout d'abord la tournée prévue dans la foulée de l'album Spirituality And Distortion... puis, la bande menée par Gautier Serre traversait plusieurs changements de line-up avec les départs de ses deux voix, Laure Le Prunenec et Laurent Lunoir. Depuis, le groupe s'est stabilisé avec les arrivées de JB Le Bail (ex-Svart Crown) et de Marthe Alexandre au chant, après un intérim assuré par Aphrodite Patoulidou. Igorrr a commencé comme le projet d'un seul homme, on ne se faisait donc pas spécialement de soucis pour la suite mais on devine qu'il a fallu retrouver des marques pour que tout ce petit monde puisse s'approprier l'univers bien singulier de Serre et ses folies entre metal extrême, opéra baroque, trip-hop, breakcore, musique du monde et bal musette... AMEN arrive après ces années mouvementées pendant lesquelles Igorrr a continué de grandir et de remplir des salles toujours plus spacieuses.
Avec un titre pareil, on ne sera pas surpris du ton inhabituellement solennel que prend AMEN. Si vous vous attendiez à de l'accordéon rigolo et des cris de poulet, vous risquez d'être surpris : Igorrr fait les gros yeux et la grosse voix. Pulsation hypnotique, incantations gutturales, ambiance de sombre rituel et beats des abysses, Daemoni charcute fort d'entrée. Avec ses chœurs possédés, ses riffs torturés, le chant à la fois mélancolique et paniqué de Marthe Alexandre et enfin les cris écorchés de JB Le Bail qui finissent par jaillir, le début d'AMEN plante un décor monumental et théâtral comme Igorrr sait faire mais radicalement plus sombre. On se demande souvent quelle est la part de cérébral dans Igorrr, avec ses rencontres audacieuses et tirées par les cheveux, et la part de spontanéité (on devine que les "heureux accidents" improvisés ont aussi leur place dans le processus de construction des morceaux)... Ici, on croit déceler une démarche plus viscérale de la part de Gautier Serre, un truc plus profond qui a besoin de s'extirper, s'arracher. Très vite, AMEN nous apparaît comme un exorcisme.
Il faut entendre la rage que dégage Headbutt, où, là encore, des riffs poids lourds irrésistibles viennent se jeter contre un piano virtuose... pourtant frappé, lui aussi, avec une rage spontanée. Metal, classique : Igorrr mélange et détourne les deux avec le même amour et, paradoxalement, finit par être plus violent avec son piano qu'avec des tempêtes de growls et de double-pédale ! On se délecte des touches sacrées que prend le rituel avec la chorale de Limbo, enregistrée en église et qui vient apporter la première accalmie de l'album, et où l'incroyable Lili Refrain s'ajoute à l'ensemble de voix apportant sa folie et son expressivité. Igorrr a décidément le sens du grandiose, du spectacle... et de la rupture de ton.
Toujours aussi mutant, le nouveau bébé difforme de Gautier Serre n'en oublie pas quelques rares moments plus légers qui tombent comme une pause occupant le tiers central de l'album : mélodies orientales, électronique bizarre, clavecin pour danser sur la pointe des pieds avec l'air pincé, du pipeau... et de la nourriture en guide de titres ! Blastbeat Falafel, ADHD et Mustard Mucous (avec Scott Ian en invité) renouent avec les patchworks absurdes qui ont fait la renommée d'Igorrr, collages imprévisibles de choses et d'autres que l'on traverse avec amusement. De ces morceaux, ADHD, avec sa structure qui nous fait passer d'espèces de flatulences électroniques incongrues à un assemblage intense, poétique et apocalyptique de chœurs, de mélodie et de rythmiques qui s'emballent, retient particulièrement notre attention. D'attention, il est d'ailleurs bien question : en mentionnant son TDAH, Serre laisse étrangement filtrer un aspect explicitement personnel dans sa musique. Et ces douze secondes de 2020, interlude hargneuse ? Allons-y de notre interprétation à deux sous : effectivement, la période de la pandémie dont on parlait plus haut n'a pas laissé que de bons souvenirs à Igorrr !
Dans sa violence et son énergie, AMEN prend une dimension cathartique, tissant petit à petit une connexion plus émotionnelle et intime que d'habitude, malgré l'aspect fun et divertissant de cette folie. Igorrr nous a déjà, par le passé, éblouis avec son sens du superbe, du massif. Si vous avez des doutes, laissez donc Infestis vous ratatiner de sa pesanteur et de la gravité sacrée qu'il dégage. Bien que l'on retrouve tous ces ingrédients ici encore et que le rituel est à la fois mystique et imprévisible, toujours avec cet aspect ludique, il en est aussi plus touchant, plus authentique. On regrette alors de ne pas plus entendre Marthe Alexandre, la dernière arrivée et qui nous semble parfois trop peu mise en avant...
Dans sa dernière partie, AMEN réserve encore quelques surprises : le trip-hop mystérieux aux évocations orientales d'Ancient Sun, à laquelle Lili Refrain vient à nouveau prêter ses lamentations incantatoires, se déroule comme un mirage onirique. Silence, en conclusion, offre enfin à Marthe Alexandre tout l'espace et renoue avec une des plus belles traditions chez Igorrr : le morceau hanté, mélancolique et intense dont on ressent toute la poésie et les émotions sans pour autant en comprendre les paroles. Dans ses derniers instants, AMEN délaisse le metal dont la dernière incursion, Pure Disproportionate Black and White Nihilism, était particulièrement sauvage, pour assumer un dépouillement à peine orné de quelques explosions de machines. AMEN meurt comme toute chose devrait s'éteindre, accompagné de violons crépusculaires.
Comme d'habitude avec Igorrr, la grande variété d'influences et d'humeurs peut déstabiliser et chacun aura ses morceaux chouchous... Néanmoins, alors qu'il n'aurait pu n'être qu'une "simple" nouvelle démonstration du génie créatif faussement bordélique de Serre, AMEN marque un tournant intéressant : bien que tous les ingrédients soient présents (enfin, il faudra faire son deuil du bal musette et des cris de poulet pour cette fois), le visage présenté par Igorrr n'est pas seulement multiple, étrange et récréatif. Il est aussi fracturé, brisé. Derrière les empilements, la frénésie créative, le théâtre et les rituels mystiques obscurs, il semble finalement étrangement à nu, les masques de ce spectacle baroque se fissurant pour laisser entrevoir une démarche plus cathartique que d'habitude, plus intime malgré une mégalomanie apparente, et par conséquent, à la fois plus nécessaire et plus touchante. Plus que jamais, la compréhension du monstre de Frankenstein radioactif qu'est la musique d'Igorrr s'affranchit du vocabulaire commun pour opérer à un niveau mystique où les émotions sont reines.