Die Krupps a quarante-cinq ans. Il va falloir s'y faire. Trop rares en France (leur dernier concert parisien remonte à 2018), les patrons du metal industriel allemand étaient enfin de retour pour fêter cette date symbolique au cours d'un concert qui promettait de parcourir l'ensemble de leur carrière. On avoue que l'annonce de la tenue du concert à Petit Bain nous avait surpris : la dernière fois, c'était à la Machine, soit presque deux fois plus grand ! Il ne faut donc pas arriver trop tard aux abords de l'incontournable péniche, où pas mal de monde patiente déjà sous la pluie avant l'ouverture. Une autre raison de ne pas arriver en retard était l'ouverture de la soirée par Jesus On Extasy, qui doit faire avec peu d'espace car chaque groupe avait apporté sa batterie (en plus avec Die Krupps, il y a aussi les percussions métalliques de Jürgen Engler) et la scène était sacrément encombrée
JESUS ON EXTASY
Le groupe mené par Dorian Deveraux a traversé un sacré désert avant de pouvoir finalement se produire chez nous : leur dernier album datait de presque quinze ans et Jesus On Extasy avait mis fin à ses activités... mais même leur retour ne s'est pas passé comme prévu. On se souvient qu'ils auraient dû ouvrir pour KMFDM dans ce même Petit Bain il y a quelques années, puis une pandémie et un line-up à reconstruire ont fait durer le suspense. Quand le trio prend place sur scène au son de Ghosts, qui ouvre le tout récent Between Despair and Disbelief (chronique), on est ravis d'enfin retrouver ce projet de rock industriel marquant de la fin des années 2000 et que l'on craignait de garder enfermé dans le tiroir de la nostalgie.
Après un début en tensions contenus, Jesus On Extasy hausse le ton. Sur son dernier album, les guitares mordaient plus fort, comme on peut le constater avec Somewhat Happy. Il est environ 19h30 et le parfum pré-apocalyptique de la soirée commence à flotter dans l'air avec cet enchaînement de nouveaux morceaux hantés par l'effondrement du monde intime de l'artiste. Face à un public sage mais attentif, le trio joue les titres les plus efficaces de sa dernière sortie (Wide Awake, Soulcrusher, Days Gone By et sa fin particulièrement hargneuse). Le mélange entre sensibilité d'écorché et pulsions dansantes fonctionne, comme l'illustrent les classiques joués ce soir. On ne pensait plus, en 2025, avoir l'occasion d'entendre Assassinate Me en live. Alors que l'on devine à la couleur gris clair de pas mal de tignasse dans la salle que certains revivront leur jeunesse plus tard avec Die Krupps, voilà qui nous renvoie à une époque où l'on se pliait mieux et on voyait plus clair !
Ce moment passé en compagnie de Jesus On Extasy était bien loin d'uniquement reposer sur la nostalgie, la plupart des morceaux joués étant très récents. Ils y ont mis du cœur et de l'énergie, réussissant petit à petit à conquérir une audience au départ timide. On regrette alors que le concert était si court : peut-être que s'ils reviennent, cette fois en tête d'affiche, on aura le temps de plonger dans des morceaux plus atmosphériques comme Will it Ever Stop ou Puppet (vu qu'on a fini par avoir droit à un nouvel album, tous les espoirs sont permis) !
JOHNNY TUPOLEV
Alors là, on ne va ni se la jouer vieux sages nostalgiques, ni experts : Johnny Tupolev, jamais entendu parler ! Pourtant, quand on les voit prendre place sur scène, on voit bien à la couleur de ceux qui ont encore des cheveux qu'ils ne sont pas tous nés d'hier ! Eh bien, figurez-vous que Johnny Tupolev vient tout juste de sortir son premier album, produit par John Fryer (qui a notamment été producteur pour Depeche Mode, Cocteau Twins ou Nine Inch Nails). Il n'est jamais trop tard pour devenir une rock star ! Et alors, c'est lequel, Johnny Tupolev ? Aucun. Les gars s'appellent Dietmar, Jens et Tom. Mais Johnny, ça fait rock star, ça fait américain. Et Tupolev, bah, heu... c'est le nom d'une entreprise russe de défense et de conception aérospatiale. Voilà pour les cosmonautes qui décorent le fond de scène.
Des rock stars américaines, des ingénieurs russes, l'espace... Tout ça a des airs de guerre froide et Johnny Tupolev a beau n'avoir que quelques années, le projet suinte d'une certaine nostalgie pour le rock accrocheur à l'ancienne, avec des refrains fédérateurs, des riffs simples, un truc qui fait taper du pied les papas et leur donnent envie de conduire leur voiture un peu trop vite sur des routes désertes. Guerre Froide, fin du monde : on y revient quand, vers le début du concert, le chanteur Tom Berger, sûrement un cousin éloigné d'Anton LaVey, dédie le titre Bomb Your Head à ses "grands amis" Donald Trump et Poutine, avant de rappeler que nous sommes encore, pour l'instant, tous unis. En tout cas, ce soir, c'est vrai que nous sommes tous dans le même bateau. Y'a comme une odeur de fin du monde de nouveau, non ?
Si leur rock aux références industrielles et aux synthés discrets s'écoute sans déplaisir mais sans qu'on n'y trouve non plus les aspérités et les ténèbres qui nous font vibrer habituellement, on note que le public est réceptif. La sympathie du trio y est pour beaucoup. Très vite, le batteur Dietmar Noack demande si ça ne serait pas l'heure de prendre un verre d'eau, Tom Berger se moque de lui parce qu'il a oublié de retirer ses lunettes puis demande à la salle qui a plus de 50 ans. Il n'y avait que quelques mains levées : Petit Bain était rempli de menteurs ou de gens qui ne parlent pas anglais ! De la décontraction, du groove, des sourires communicatifs, une envie de s'amuser et ce sens de l'efficacité inné des Allemands dès qu'il est question de rock, voilà les ingrédients de Johnny Tupolev. La prochaine fois qu'on les verra, on fera semblant de vachement les connaître, désormais.
DIE KRUPPS
Quand les boss arrivent, on sait qu'on va passer un super moment. Die Krupps en live, c'est toujours excellent. On commence par découvrir le nouveau line-up, avec le guitariste Dylan Smith (passé il y a quelques années chez les Sisters of Mercy) et Paul Keller à la batterie, compagnons de route des indéboulonnables Jürgen Engler et Ralph Dörper. Par le passé, Die Krupps n'a jamais été avare en morceaux politiquement chargés (la reprise d'Ich Bin Ein Ausländer, la récente F.U., Fatherland, etc) et il n'est sûrement pas anodin de les voir commencer avec Nazis Auf Speed alors que l'extrême droite progresse partout dans le monde et que les démocraties se tournent vers le fascisme. Décidément, ce parfum pré-apocalyptique continue de coller aux murs de Petit Bain.
Le début de concert est placé sous le signe de l'EBM, on se dandine avec la mâchoire serrée pendant Schmutzfabrik et Engler se met à taper sur ses trucs qui font un raffut pas possible pendant la reprise de Der Amboss. Les lunettes noires, les muscles (il soulève souvent son pied de micro, allez hop-hop-hop, on transpire, on contracte !) : tout l'attirail est bien là. On découvre ensuite On Collision Course, le dernier single en date : si le morceau, apparemment influencé par la récente tournée avec Ministry, nous semble manquer un peu de punch, il nous rappelle que la fin est proche. Au rang des nouveautés, on lui préfère largement Will Nicht - Muss!, un titre inédit que l'on a pu découvrir. Die Krupps s'approprie la célèbre réplique de Peter Lorre dans M le Maudit, expression de sa pulsion meurtrière ("je ne veux pas - je dois !"), et l'accompagne de la mélodie d'In the Hall of the Mountain King de Grieg, air fredonné par le tueur d'enfants dans le film de Fritz Lang... On se dit que Die Krupps n'a pas choisi tout cela au hasard : si le résultat est super catchy, il prend une connotation bien plus sinistre quand on connaît l'inspiration derrière, surtout si l'on se souvient comme M Le Maudit annonçait avec clarté dès 1931 l'arrivée du nazisme en Allemagne. Décidément, Die Krupps a beau sourire, communiquer et nous faire danser, cette soirée a vraiment, en filigrane, des airs de mauvais présage !
Le monde s'effondre mais Petit Bain n'a pas encore coulé alors on retourne s'amuser. Engler annonce "un morceau pour les dames" avant la reprise d'Industrie-Mädchen. La fosse s'enflamme et ça commence à bien pogoter sur les titres les plus metal : The Dawning of Doom, High Tech/Low Life, Crossefire, Metal Machine Music, To the Hilt... ça envoie ! Die Krupps reste, après 45 ans, les boss incontestables du metal industriel Deutsch Qualität, avec son énergie, la voix de son frontman, mais aussi en remettant fréquemment les machines et les enclumes au centre de la scène, ce que leurs descendants electro-metal ont un brin oublié dans leurs parades martiales grivoises.
On vous disait plus haut que l'on avait été surpris de voir Die Krupps jouer à Petit Bain. Ça nous semblait étriqué. On y a cependant gagné une proximité rare avec le groupe, Jürgen Engler se montrant très complice. A son age, autant plier les genoux pour saluer son auditoire et serrer des mains, quand même, ce n'est pas sérieux ! Dylan Smith, dont la dégaine dénotait déjà chez les Sisters of Mercy, dénote ici aussi avec sa longue chevelure lisse et des lunettes noires, façon surfer star de groupe de hard rock, mais il donne aussi de sa personne pour assurer le show et escalade fréquemment les retours pour que tout le monde le voit bien. Le public les paroles, c'est normal, on n'a eu que des hits. Entendez-les chanter l'air de Robo Sapien comme un stade de foot ! Quand la soirée s'achève, après un hommage rendu à Nitzer Ebb via Machineries of Joy, le groupe reste d'ailleurs quelques instants saluer pendant que la foule continue de chanter RoboSapien. On réclame un morceau de plus, eux disent qu'ils ne peuvent pas parce que le bateau va quitter le port. On n'a jamais entendu une excuse aussi pourrie : déjà on sait que c'est faux, on y était la veille pour voir Wiegedood, on y retourne dimanche, on l'a jamais vu naviguer... et on ne voit pas en quoi ça les empêcherait de jouer, non mais ho ! Après, bon, il va être 23h, ça fait 45 ans qu'ils font de la musique, on comprend qu'ils aient envie d'une tisane devant un épisode de Derrick et au lit !
Die Krupps en live, c'est toujours trop bien. Énergie intacte, puissance intemporelle des morceaux, du charisme et du fun malgré les charges plus sombres contenues dans la musique : ils ont tout. On peut néanmoins un brin tiquer car des quarante-cinq ans de carrière, on a surtout eu droit à des choses sorties à partir des années 90 et jusqu'au début des années 2010 (de 2020 Vision, aucune trace). On n'aurait pas dit non à un ou deux morceaux de Volle Kraft Voraus ! Ou à n'importe quoi de plus, en fait, peu importe, toute excuse aurait été bonne pour faire durer le plaisir. Engler promet en fin de concert que Die Krupps sera de retour très bientôt. Y'a intérêt, parce qu'à force de ne se voir qu'aux tournées anniversaires, on va finir par se retrouver aux enterrements et il ne nous restera alors plus qu'à soulever les pierres tombales et taper sur les cercueils pour faire vivre l'EBM comme il se doit, mais ça risque de sonner vachement moins indus.