Chronique | Laibach - Opus Dei Revisited

Tanz Mitth'Laibach 13 mars 2025

Trente-sept ans après sa sortie, Opus Dei demeure un album culte. Premier disque de Laibach sur le label Mute, c'est lui qui a fait connaître dans le monde la sulfureuse formation slovène, lui attirant des fans qui s'esclaffaient de ses détournements martiaux de Live is Life d'Opus et de One Vision de Queen, un procès intenté par l'organisation catholique Opus Dei gagné par le groupe, quelques admirateurs douteux et des polémiques tout aussi efficaces pour promouvoir sa musique. Soudain plus accessible, Laibach en était devenu une provocation pour le monde entier.

Le collectif a choisi de célébrer cet album par deux sorties en 2024 : une très belle version remasterisée d'Opus Dei au début de l'année, accompagnée de plusieurs bonus dont la très belle Geburt Einer Nation - Eine Richtung und ein Volk Version et de nombreux enregistrements lives plus sauvages ; et Opus Dei Revisited à la fin de l'année, qui nous occupe ici, exercice d'auto-reprise comparable à celui que Laibach avait déjà pratiqué sur le magnifique Revisited pour rendre hommage à ses premiers travaux (chronique).

L'exercice est plus périlleux qu'il n'y paraît. Les premiers travaux de Laibach étaient faits d'une musique bruitiste et agressive, rappelant le passé refoulé de la collaboration pendant la seconde guerre mondiale à une époque où se développait le nationalisme slovène dans une Yougoslavie finissante, de sorte que Revisited avait pu sans mal en proposer des versions bien différentes, adaptées au style actuel du groupe. Opus Dei, lui, décentrait pour la première fois le regard de ce thème pour s'intéresser aux tubes de la musique populaire occidentale, en apparence si peu politisés et donc si facile à détourner pour montrer un nouveau totalitarisme ; c'est ainsi que le disque a inauguré une longue suite de reprises d'hymnes populaires par Laibach, et c'est cette façon de subvertir les codes de l'industrie musicale plutôt que de seulement en prendre le contrepied à la manière de Throbbing Gristle qui a rendu célèbre la formation slovène. La difficulté est que le virage ayant déjà été pris au moment de ce disque, les nouvelles versions de Opus Dei Revisited risquent de prêter à la comparaison avec les anciennes davantage que ce n'était le cas pour Revisited. Quel visage Laibach a-t-il donc donné à Opus Dei Revisited pour éviter cet écueil ?

Disons tout de suite qu'on ne retrouvera pas la férocité martiale d'Opus Dei premier du nom sur ce disque : les tempos les plus rapides, les cris acerbes de Milan et les bruits mécaniques les plus âpres sont restés sur l'album originel. Pour en profiter pleinement, on ne saurait en revanche trop recommander les versions lives qui figurent sur le second disque de la version remasterisées. Les morceaux conservent en revanche leur lourdeur, qui se déploie autrement : Laibach ralentit ses tempos, charge ses morceaux de réverbération et laisse s'épanouir d'inquiétants silences ; moins violent, l'album en devient en revanche beaucoup plus lugubre. Au niveau des sonorités, on a la surprise d'entendre à plusieurs reprises des guitares saturées, comme un ornement massif qui vient nous écraser ponctuellement. Comme on s'en doutait, on rencontrera aussi des nappes de synthétiseur douces et graves ainsi que le chant lyrique de Marina Mårtensson, qui enveloppent de velours les rythmes martiaux. On est forcément perturbé mais Laibach a réussi son pari de nous proposer un album réellement différent. Cela ne manque pas d'intérêt : en 2024, on ne séduit plus les masses par une débauche de force brute mais en sachant se montrer suave et spectaculaire.

On reste tout de même assez sceptique devant la nouvelle version de Geburt Einer Nation, c'est à dire la One Vision de Queen transformée en un hymne nationaliste grandiloquent : si la grandiloquence demeure, le synthétiseur kitsch qui domine ici le morceau lui ôte beaucoup de sa force tout en ne l'éloignant pas suffisamment de l'originale. La version revisitée de F.I.A.T., quant à elle, est tellement proche de la première à quelques nappes près qu'on peine à identifier ce qui a changé exactement, même si on l'apprécie toujours autant. En revanche, Opus Dei Revisited fonctionne très bien sur les morceaux les plus transformés : Leben Heißt Leben et Leben-Tod prennent ici un charme glauque, tout à la fois aguicheur et menaçant. On peut en particulier saluer la performance de Marina Mårtensson, que l'on attendait au tournant sachant que Mina Špiler nous a offert par le passé une merveilleuse version live de Leben-Tod ; la chanteuse suédo-slovène trouve son interprétation, moins martiale, où perce en revanche un désespoir. Autre transformation remarquable : The Great Seal est devenue une très belle pièce de nostalgie électronique, évocation enchantée de quelque idéal de propagande. On n'a pas de surprise particulière avec la chanson Opus Dei qui cette fois clôt l'album, la fameuse reprise d'Opus, commencée en anglais et finie en allemand telle que Laibach la jouait déjà en live en 2016, mais elle fait toujours autant de bien !

Il y a toutefois plus intéressant encore. Les titres les plus implacables sur Opus Dei n'étaient pas les reprises qui ont fait sa notoriété mais Transnational, sorte de double maléfique de la Trans Europa Express de Kraftwerk, véritable fureur guerrière rapide et répétitive, et la joie cruelle de la sinistre How The West Was Won, hymne viriliste et aristocratique. La version revisitée de Transnational est plus lente et lourde de réverbération intimidante mais surtout, des paroles ont été ajoutées ; comme sur l'originale, Milan Fras énumère des vertus traditionnelles sur un ton vorace, sauf que pendant ce temps, Marina Mårtensson énonce des droits humains universels, proclamant plus qu'elle ne chante... Faut-il voir dans ce contraste les deux visages des nations modernes occidentales ? Ce qu'il y a en tout cas de sûr, c'est que Laibach créé le trouble. How The West Was Won, elle, est devenue ravissante sous l'effet du chant de Marina, qui enchante la violence pourtant toujours bien présente de la musique et des paroles. On est tout à la fois séduit et mal à l'aise ; merveilleux !

Le travail de Laibach pour revisiter son album culte s'arrête ici ; néanmoins, on peut encore profiter sur le second CD des remix de Rico Conning réalisés à partir du matériel d'origine, qui ne manquent pas de nous surprendre, avec un plaisir particulier pour celui de Leben Heißt Leben.

Le pari est donc réussi : Laibach nous a montré une version bien différente d'Opus Dei, dans laquelle on voit se refléter des questions que l'on peut se poser sur le monde actuel au travers du détournement des codes de la pop et du rock occidentaux. Pour cette raison même, Opus Dei Revisited ne plaira pas à tous les fans de l'album d'origine. Dès lors, la comparaison n'a guère de sens, si ce n'est sur ceci : Laibach continue à mener son art de la provocation et du détournement avec brio, peu importe sous quel habit musical.