Chronique | Laibach - Sketches of the Red Districts

Tanz Mitth'Laibach 20 septembre 2023

Laibach a souvent le regard tourné vers le passé. Avec l'album Sketches of the Red Districts, paru au premier jour de cette année 2023, le passé dont il est question est le sien : en effet, comme l'explique le groupe dans sa présentation de l'album, les "quartiers rouges" dont il est question ici ne sont autres que sa ville natale de Trbovlje, en Slovénie. C'est à son histoire qu'est dédié ce nouveau disque, qui s'annonce aux antipodes de la pop dévoyée des bandes-originales Iron Sky ou de The Sound of Music (chronique) : son esthétique austère et industrielle l'annonce d'emblée, de même que la parution du disque non pas chez Mute mais chez le petit label autrichien God Records, tenu par Slobodan Kajkut de Deine Lakaien. L'album sera sûrement différent aussi de Wir Sind Das Volk!, à tout le moins musicalement : là où celui-ci avait été composé presque entièrement par Matevž Kolenc, Laibach a fait appel pour la composition de Sketches of the Red Districts à deux autres musiciens slovènes, Vitja Balžalorsky et Bojan Krhlanko.

Il faut dire que l'histoire de Trbovlje se prête à la musique industrielle ! Comme l'expose le groupe dans la pochette de l'album ainsi que dans un extrait d'interview datant de 1982, la région des "quartiers rouges" englobant les villes de Trbovlje, Zagorje et Hrastnik a été au cœur du développement du mouvement ouvrier en Slovénie, avec l'apparition du parti communiste combattant à la fois pour le socialisme et pour la libération de la Slovénie, alors dominée au sein de la première Yougoslavie dirigée par la monarchie serbe des Karađorđević ; dans l'entre-deux-guerres mondiales, cela a abouti à d'importants mouvements de grève des mineurs. Et pourtant, même ici, l'ombre du fascisme plane. Le 1er juin 1924, l'Organisation des Nationalistes Yougoslaves ORJUNA, milice destinée à terroriser les mouvements indépendantistes et les mouvements sociaux des travailleurs sur le modèle des fascistes italiens, entreprit de marcher sur Trbovlje avec plus de cinq cent combattants pour contrer les grèves ; ils furent arrêtés par une embuscade tendue par environ soixante-dix communistes, dans un affrontement dont la violence fit sept morts (trois du côté d'ORJUNA, deux membres des Troupes d'Action Prolétariennes, deux spectateurs), ce qui aboutit à l'arrestation de nombreux dirigeants communistes mais stoppa net l'offensive d'ORJUNA.

C'est par cet évènement traumatisant que commence Sketches of the Red Districts. Le morceau d'introduction 01.06.1924 est une longue menace que l'on sent approcher dans les sifflements et la nappe électronique glaciale. Le corps entre en action avec le morceau Glück auf!, où le rythme nous évoque un travail répétitif et énergique tandis que les sonorités industrielles grincent autour de nous ; la voix caverneuse de Milan Fras intervient, sinistre, et nous souhaite bonne chance pour pouvoir rentrer vivants de la mine... Si ce morceau évoquant le travail des mineurs est relativement mouvementé, l'album dans son ensemble se montre cependant très calme, distillant progressivement ses atmosphères oppressantes. Et ce n'est pas plus mal, car les deux morceaux suivants Moralna zaslomba et Smrt in pogin sont tout simplement magnifiques ; la longue respiration désespérée du premier au milieu des bruitages mécaniques nous étouffe de désespoir, l'étrange boucle électronique et la voix féminine glaciale de Kaja Blazinšek évoquant la bataille forment un ensemble très perturbant sur le second, comme si la violence des évènements s'était figée. On apprécie également les sonorités du slovène -le groupe n'avait plus rédigé de paroles dans sa langue depuis les années 80 !

On n'en reste cependant pas à la vie des mineurs et à leur combat. Après la seconde guerre mondiale, sous la République Socialiste de Slovénie, elle-même composante de la République Fédérative Socialiste de Yougoslavie dirigée par Tito, Trbovlje est passé de ville minière à véritable bastion industriel sous un pouvoir se revendiquant du communisme, avec cette particularité qu'au lieu de soumettre l'économie entière du pays à une planification centralisée, les entreprises y étaient dirigées par des conseils formés par leurs travailleurs et vendaient leurs produits dans le cadre d'un marché ; c'est cette période que semble évoquer le très long morceau Nekaj važnih in načelnih misli o bodoči usmeritvi (ce que l'on pourrait traduire par "Quelques réflexions importantes et principielles sur l'orientation future"), dont les paroles énoncées par Kaja Blazinšek condamnent les monopoles privés et appellent à une politique économique soutenant les entreprises "petites et de taille moyenne" au service de l'intérêt général. Avouons qu'on se perd un peu à l'écoute, mais entre les grincements, les rythmes martelés et la réverbération, on a néanmoins ressenti la puissance de l'industrie en ascension. On retrouve une structure plus fluide et un rythme martelé sur le morceau suivant Lepo - krasno, où Milan Fras salue la beauté de la vallée industrielle, où vivent et travaillent des gens "misérables et piétinés". La fin de l'album et de l'histoire de Trbovlje qu'il raconte, quant à elle, nous ramène... à Laibach, puisque le titre du dernier morceau est la date du 28.09.1980 à laquelle le groupe slovène, formé peu après la mort de Tito, tint son premier concert dans la ville, malgré la censure de sa communication par les autorités locales. Les sonorités sont les mêmes que celles de l'introduction, mais il referme l'histoire au lieu de l'ouvrir.

On l'aura compris, Sketches of the Red Districts est un album purement industriel. Il est vrai que depuis quelques années, le groupe produit des travaux revenant à ses racines musicales, toutefois celui-ci est plus satisfaisant musicalement qu'une bande originale comme Also Sprach Zarathustra, précisément parce que ce n'en est pas une mais un univers sonore complet, où le son des machines a plus d'importance que la voix humaine. Pour autant, il est aussi très différent des albums bruitistes des débuts du groupe comme Nova Akropola : la brutalité en est totalement absente, les sonorités sont au contraire introduites ici avec une subtilité très angoissante ; c'est moins défoulant mais tout à fait fascinant ! Notons pour finir que Laibach salue dans la pochette de l'album l'inspiration du poète slovène France Kozar, qui fut lui-même mineur à Trbovlje et est mort lors d'une des batailles de la fin de la seconde guerre mondiale, dans les rangs de la résistance communiste. Un album riche, tant d'histoire que de musique.