Chronique | Laibach - Alamut

Tanz Mitth'Laibach 11 juin 2025

Depuis Krst Pod Triglavom en 1987, on a l'habitude de voir Laibach monter des spectacles multimédias sur des sujets historiques. En 2022, le collectif slovène a ainsi travaillé avec la Société Internationale Heiner Müller au spectacle Wir Sind Das Volk!, basé sur des textes du dramaturge est-allemand pour un résultat très sombre (chronique). Sorti cette année, Alamut s'inscrit dans la même lignée : cette fois, ils 'agit d'un spectacle sur le livre Alamut du romancier slovène Vladimir Bartol, écrit au XXème siècle sur la secte ismaélite d'Hassan Ibn Sabbâh dans l'Iran du XIème siècle ; un trait d'union entre la Slovénie et l'Iran, donc. 

Ce qui surprend immédiatement, en revanche, c'est l'ampleur prise par la collaboration irano-slovène sur ce projet, qui s'étend bien au-delà de Laibach ! Les compositions sont de Luka Jamnik, l'un des membres du groupe arrivé à l'époque de Volk, mais aussi des compositeurs iraniens Nima A. Rowshan et Idin Samimi Mofakham ; en-dehors de l’indéboulonnable Milan Fras au chant, on retrouve plusieurs musiciens intervenus sur les derniers albums de Laibach pour actionner guitare, batterie et clavier mais avec eux, rien de moins que l'Orchestre Symphonique de RTV Slovénie, lui-même conduit par le chef d'orchestre iranien Navid Gohari, qui a aussi apporté sa touche à certaines compositions ; le groupe et l'orchestre sont par ailleurs accompagné des accordéons d'AccordiOna, constitué de femmes originaires de Slovénie, de Croatie et d'Italie, ainsi que du chœur téhéranais Human Voice Ensemble et du chœur féminin slovène Gallina... Alamut est un très, très grand projet, à tel point que l'on en a le vertige. L'exercice de faire travailler ensemble autant d'artistes de cultures différentes est périlleux. Heureusement, Laibach semble savoir où il va et tout ce monde a travaillé sous la supervision de l'historique du groupe Ivan Novak.

Il en résulte une œuvre totalement à part dans la discographie de Laibach, faite de neuf morceaux répartis en deux disques -c'est qu'à eux deux, il y en a pour une heure et demie ! À l'exception de Fedayeen et War, ces morceaux sont avant tout des mouvements symphoniques, dans lesquels l'orchestre est au centre de tout, suivant des compositions qui rappellent plutôt l'école minimaliste du classique ; Laibach a fait le choix d'aller jusqu'au bout de sa démarche en donnant la part belle aux compositeurs iraniens. Mieux vaut prévenir : les gens qui n'aiment pas cela devront passer leur chemin, et il ne faut pas non plus être allergique aux morceaux longs et instrumentaux. 

Cela ne signifie pas qu'Alamut soit exempt de la tension et du sentiment d'oppression qui nous sont familiers chez Laibach, au contraire. L'introduction Overture (Doing the Great human Experiment), évoquant le projet d'Hassan Ibn Sabbâh d'endoctriner ses zélateurs comme personne avant lui, lente, lourde et grinçante, nous amène déjà à un pinacle d'angoisse ; Fedayeen (The Axe is Sharpened), consacré aux redoutés guerriers qui donneront lieu à la légende des Assassins et parmi lesquels apprend le héros du livre Ibn Tahir fait son apprentissage, est lui un pur morceau d'industriel, froid, répétitif et violent à souhait ; War (Every Death Brings a New Victory) est un sinistre chaos bruitiste créé par la cacophonie des accordéons, sorte de Guernica sonore dans lequel tout est sens dessus dessous -après la montée en tension, celui-ci s'avère toutefois moins marquant que prévu ; The Doors of Perception (Dreams Are Beautiful and Unusually Vivid), enfin, est hanté par des samples étranges et la voix humaine suffocante, traduisant l'usage de la drogue pour contrôler l'esprit des fidèles d'Ibn Sabbâh.

Alamut a toutefois plus intéressant encore à nous proposer. Car on est encore plus frappé par la douceur irréelle de Secret Gardens (It's Love That Weakens the Mighty Lion), à propos des jardins peuplés de fausses houris dans lesquels, selon la légende, Hassan Ibn Sabbâh faisait croire à ses disciples qu'il les avait emmenés vivants au paradis ; pour nos oreilles, ce sont la harpe et les chœurs qui réalisent ce miracle. Du calme à la panique et de la panique à la mélancolie solitaire, The Metaverse (Testing Human Blindness to Its Limits), qui dure pas moins de dix-sept minutes, nous trouble et nous séduit à la fois à mesure que nous apprenons à l'apprivoiser. "Beau" est rarement le premier adjectif qui vienne à l'esprit quand on pense à la musique de Laibach, pourtant c'est le cas ici. Soulignons enfin que Milan Fras intervient longuement de sa voix caverneuse le long des deux morceaux Meditation sur lesquels s'achèvent chacun des deux disques : en de longues tirades théâtrales, il donne vie à Hassan Ibn Sabbâh, tissant ensemble des répliques que lui prête le roman de Vladimir Bartol mais aussi des éléments de la poésie d'Omar Khayyam qui aurait selon la légende été son condisciple, pour exposer la philosophie nihiliste par laquelle il justifiait ses manipulations ainsi que son féroce nationalisme iranien -son exposé est traduit en anglais dans le livret. 

Car bien sûr, c'est d'abord cela qui intéresse Laibach dans ce roman : vivant dans les années trente à Trieste, territoire longuement disputé entre la Slovénie (successivement partie de l'Empire austro-hongrois, du Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes puis de la République Fédérative Socialiste de Yougoslavie) et l'Italie, Vladimir Bartol a été un contemporain de la montée du fascisme, qu'il a combattu ; les méthodes d'embrigadement et le mépris de la vie humaine de Mussolini imprègnent le livre, de même que l'enjeu national à double tranchant -car, témoin de la politique d'italianisation forcée menée à Trieste au nom du nationalisme italien, Bartol se trouvait aussi dans la situation d'une minorité nationale oppressée qui luttait pour sa libération en tant que Slovène. Le livre n'est pourtant pas seulement une transposition dans le Moyen-Âge iranien d'enjeux européens du XXème siècle car le discours qu'il prête à Ibn Sabbâh reprend les antiennes nationalistes iraniennes de son temps, qui n'ont pas vraiment changé depuis. Le livret fourni par Laibach avec le double-album fourmille d'informations et de points de vue avec des textes du chercheur bosniaque Ahmed Burić, du journaliste iranien Ali Ameri et de la musicologue slovène Maia Juvanc, traitant non seulement du travail artistique de Laibach mais aussi des différents contextes historiques et des relations entre Orient et Occident ; on ne saurait trop recommander en outre de lire également de roman de Vladimir Bartol.

Expérience périlleuse sur le plan artistique, hors du commun, Alamut n'est certainement pas pour toutes les oreilles, même parmi les gens qui apprécient Laibach ; néanmoins l'œuvre est une réussite, riche et belle, nouveau miroir où se reflètent les questions qui taraudent l'histoire de l'Europe comme du Moyen-Orient.

à propos de l'auteur
Author Avatar

Tanz Mitth'Laibach

Rédacteur