DOOL existe dans un espace liminal, entre passé et futur, vie et mort, ombre et lumière. À l'image de la grotte d'Oweynagat, considérée comme un lieu de passage vers l'Autre Monde dans les légendes irlandaises et qui donnait son nom au premier single du groupe, DOOL est en perpétuelle transition, à la fois à la frontière entre deux états mais également mélange des deux. Ce rapport doux-amer au changement, mélange de nostalgie romantique et de capacité à embrasser ce que le présent réserve, était plus que jamais au coeur de leur dernier album, The Shape of Fluidity (chronique).
Fruit d'un travail plus collectif que par le passé, il aborde des thématiques intimes pour Raven van Dorst, la voix de DOOL. Né.e intersexe, des médecins décidaient alors d'en faire une femme. Depuis quelques années, iel a décidé d'être Raven et d'embrasser son identité plurielle : la fluidité, l'adaptabilité, la survie, la quête de soi, le changement, l'entre deux, les deux à la fois... des thématiques que Raven incarne tout particulièrement et se retrouvent de manière explicites dans The Shape of Fluidity (chronique).
Quelques heures avant de monter sur scène à Paris (on vous racontait la soirée par ici), iel en a discuté avec générosité, humour et poésie. On y parle de survie, de confiance et de Hangman's Chair !

Votre précédent album, Summerland, est sorti juste avant la pandémie. Quel sentiment as-tu à son égard et vis-à-vis du fait que vous n'avez pas eu la chance de le jouer sur scène autant que vous auriez dû ?
Je ne suis pas spécialement amèr.e à propos de cet album. Je le suis plus à propos de tout ce qui est arrivé à l'industrie de la musique avec cette pandémie. C'était déjà compliqué avant, bien sûr, mais on n'est jamais revenus au point où les artistes étaient avant. Beaucoup de salles ont disparu, des groupes ont arrêté, des techniciens ont arrêté... et les grands patrons, les "monstres", les grosses sociétés, ont pris encore plus d'importance. Les grosses sociétés de billetterie, le streaming... Ils ont encore plus de pouvoir qu'avant et ça semble encore plus dur de vivre en tant que musicien aujourd'hui qu'avant le coronavirus. Pour nous, ça a forcément été un peu dur au début de penser au destin de Summerland, mais je pense que je suis finalement arrivé.e à me déconnecter de ce moment dans le temps et j'arrive désormais à écouter les chansons pour ce qu'elles sont, comme on voulait qu'elles soient. Beaucoup de gens nous ont dit que l'album les a aidés pendant les confinements... C'est assez réconfortant. Peu d'albums sont sortis pendant cette période, beaucoup de groupes ont repoussé les leurs, mais nous on ne pouvait plus arrêter le processus, tout était déjà enclenché.
C'est à la fois assez ironique et poétique qu'un album sur la mort et l'au-delà n'ait jamais vraiment eu la chance de vivre. Shape of Fluidity donne l'impression, avec sa façon de parler d'identité et d'adaptabilité, d'être beaucoup plus tourné vers la vie.
C'est très vrai. Here Now, There Then était un album plus occulte et ésotérique, Summerland parlait de la mort et l'au-delà... Shape of Fluidity, bien que son thème central soit l'eau et la fluidité, est plus ancré dans le réel. Il parle d'essayer de survivre. Je pense qu'on peut le présenter comme ça : un album de survie dans un monde où il est difficile de naviguer !

Tu parles de fluidité, d'adaptation au changement... Pourtant, la mort est le plus gros changement imaginable ! Et avec un premier album dont le titre se traduit par "ici maintenant, là-bas plus tard", on peut dire que le changement a finalement toujours été un thème présent pour vous. Que représente le changement pour toi ? Est-ce une contrainte ou une compétence ?
Je pense que si tu n'es pas capable de changer, tu ne vas pas passer une très bonne vie ! Tu dois pouvoir t'adapter. J'ai dû beaucoup m'adapter dans ma vie... Je pense que si tu n'est pas accepté par ton propre environnement, ton propre "milieu" (en français, ndlr), tu dois alors trouver des moyens de briller pour toi-même, de te donner une valeur pour que la vie ait elle aussi de la valeur. C'est ce dont parle vraiment Shape of Fluidity.
Cet album est bien plus le résultat d'un travail d'équipe qu'auparavant. Est-ce la raison pour laquelle il est plus complexe, avec ce côté plus progressif et plus post-rock ?
Tout à fait. Je ne suis pas un.e super guitariste mais je sais écrire des chansons. J'adore ça, mais elles restent assez basiques. Je pense que n'importe qui peut jouer les morceaux de Here Now, There Then et de Summerland. Avec Shape of Fluidity, notre guitariste principal Nick Polak a écrit beaucoup de riffs, et c'est un dieu de la guitare ! Alors c'est forcément devenu plus complexe. Omar est plus intéressé par les progressions d'accord. House of a Thousand Dreams est principalement sorti de ses doigts. Il y a beaucoup d'influences différentes et c'est effectivement plus technique mais je pense que c'est toujours très DOOL. On a pris une direction dont on est tous très satisfaits et je pense que l'on va garder ce cap encore un peu pour voir jusqu'où ça nous mène.

Est-ce facile pour toi d'aborder des sujets aussi personnels, maintenant que les autres participent aussi à l'écriture ? N'est-ce pas plus difficile de parler de soi quand la musique vient des autres ?
C'est une bonne question mais d'une certaine manière, ça m'a aussi donné plus d'espace pour réfléchir. Ils fournissaient un riff, on écrivait une chanson ensemble, et ça me touchait d'une autre manière. J'ai commencé à penser à la musique autrement, je n'avais plus à me préoccuper des choses plus techniques. Et puis, avec la période du covid, j'ai traversé un moment de remise en question et de développement personnel... On n'avait rien d'autre à faire, donc je pense qu'on est tous un peu passés par là, on était obligés de faire face à nos problèmes puisqu'on était coincés chez nous ! On n'avait nulle part où aller, on ne pouvait pas aller picoler au bar, on ne pouvait pas sortir ou quoi que ce soit d'autre pour nous divertir de nous-même et de la réalité ! Tu sais, tout ce qu'on fait pour fuir les courants sous-jacents... Donc j'ai dû faire face à tout un tas de problèmes et comme les gars du groupe écrivaient beaucoup de musique, j'ai aussi pu arrêter de me prendre trop la tête pour vraiment tout donner dans les paroles. Il fallait que ça sorte.
As-tu eu peur à un moment que l'aspect plus technique fasse perdre de leur puissance aux émotions de votre musique ?
Paradoxalement, parce qu'on a travaillé dessus en tant que groupe, je pense que cet album est aussi le plus personnel. Donc je ne crains absolument pas que la technique étouffe les émotions. Absolument pas.
Te sens-tu mieux maintenant que tu as pu extraire cet album de toi ?
Au début, j'avais très peur quand on jouait les chansons sur scène. J'ai beaucoup pleuré sur scène pendant les premières dates. Je me disais "putain, mais je m'ouvre vraiment" et je me sentais très vulnérable avec des chansons comme Hermagorgon, qui est peut-être le titre plus personnel de l'album, et Shape of Fluidity... J'étais vraiment en larmes les premières fois qu'on les a jouées. C'était très intense et je n'étais pas du tout prêt.e à ça. Ça m'a aussi fait du bien de soulager cette douleur. Je déteste utiliser ce mot mais ça a eu un côté cathartique dans le sens où je me sens bien plus en contrôle de mon passé, de mes problèmes et de mes émotions. Plus rien ne peut plus me blesser à ce sujet puisque je l'ai extrait et donné aux gens, j'en ai parlé à haute voix... On n'a pas à être des victimes, on peut transformer nos problèmes en quelque chose d'autre. C'est un acte d'adaptation, de métamorphose, tu en fais quelque chose de beau comme une chanson, par exemple, tu le sors de ton système, tu peux presque le toucher du doigt... Il y a des gens qui font des gosses, nous on fait des albums !
Tu fais beaucoup de choses, y compris de la télé. On t'a vu.e sur des photos, tu es très souriant.e et avenant.e, tu n'as pas la même attitude ténébreuse qu'avec DOOL ! Est-ce schizophrène ?
Non... car je suis fort.e dans les deux ! Je pense que je suis juste capable de m'adapter aux gens avec qui je suis et me forcer à rire de manière convaincante ! Je souris, j'utilise mon humour comme une arme pour affronter les conneries auxquelles on est confrontés dans la rue tous les jours... Mais avec DOOL, je suis plus en connexion avec mes émotions, mon côté plus sombre et des choses que tu ne peux pas montrer au grand jour tout le temps. DOOL a commencé comme un projet qui me permettait de donner de l'espace aux parties plus mystiques de ma personne, des choses qui n'étaient pas de l'ordre du quotidien. Je pense qu'on peut réussir à être mystique et poli en même temps, tu sais !
Vous vous apprêtez à célébrer vos dix ans de carrière. Quelle est la chose la plus importante que tu as apprise pendant ces dix années ?
Personnellement, je dirais que c'est le fait de ne pas avoir à tout faire moi-même. Au début, j'étais vraiment un.e control freak. Je m'impliquais dans chaque putain d'aspect : le merch, l'artwork, l'écriture, le mix, la production... Ça m'a posé des problèmes parce que je n'avais pas le temps pour tout ça ! Mais tout me passionne. C'est toujours le cas, mais à l'époque ça se traduisait par une volonté de tout contrôler. J'ai appris à faire confiance aux gens autour de moi, comme ça a été le cas sur Shape of Fluidity. J'ai laissé aux autres l'espace de respirer et de faire leur truc. Parfois, je peux même me reposer entièrement sur eux et je trouve que c'est merveilleux, même si ça m'a pris du temps de pouvoir pleinement céder.
C'est intéressant parce qu'en discutant avec des musiciens, cette idée revient souvent. On a l'impression que finalement, les progrès qui comptent vraiment sont plus humains que techniques...
C'est exactement ça, la musique. C'est essentiellement un outil pour se découvrir soi-même et nous découvrir en tant que groupe. Si on monte sur scène soir après soir et qu'on ressent la même énergie, ça crée une connexion. Tout le monde comprend de plus en plus l'entité qu'est DOOL, tout le monde en devient une partie. Au début, ce n'était que moi, mais j'ai fait pousser plein de membres et de jambes et nous sommes maintenant un monstre à cinq têtes !
Ici, on adore Hangman's Chair. Comment en êtes-vous venus à collaborer sur un morceau et à tourner ensemble ?
Mehdi, le batteur, m'a appelé.e pour me demander si je voulais collaborer avec eux pour leur nouvel album. On se parle depuis longtemps, on est fans les uns des autres ! Quand ils jouent aux Pays-Bas, on va les voir, et quand on joue en France, ils viennent nous voir. Ils étaient à Petit Bain, la dernière fois... On parlait souvent de faire de la musique ensemble un jour, ou de partir en tournée ensemble. Ça a mis beaucoup de temps avant que le timing soit le bon. On avait une tournée prévue l'an dernier alors ils m'ont appelé.e pour dire "on a un album qui sort bientôt, ça te dirait de chanter dessus ? On pourrait tourner ensemble et jouer le morceau ensemble sur scène !'. Putain, ouais ! Ils ont écrit ce morceau, j'ai pu chanter ma partie, et c'était trop bien !
Tu dis qu'ils sont venus vous voir à Petit Bain en 2022. Je me souviens très bien de ce concert et ça me rappelle une anecdote : au moment de jouer votre reprise de Love Like Blood, tu as dit "la prochaine chanson est pour les boomers". C'est à ce moment précis que Clément, le bassiste de Hangman's Chair, a sorti son téléphone pour filmer !
Haha ! N'écris surtout pas ça, n'écris pas ça !
Non, jamais de la vie, promis. Mais vous avez joué ce morceau des années 80... deviendrais-tu un boomer ?
Est-ce que je deviens... un boomer ?! C'est quoi cette question ?! Cette interview est ter-mi-née ! Bien sûr que non, je ne suis pas un putain de boomer !
Vous avez donc cette reprise de Killing Joke, tu dis souvent que tu aimes les Sisters of Mercy. Nous, ici, on aime beaucoup les musiques sombres et gothiques. Quelle musique écoutez-vous dans le van, en tournée, tous ensemble ?
Jamais des trucs avec des guitares ! On écoute surtout du hip-hop et de l'electro quand on est ensemble. Eh oui ! J'espère que ton monde ne s'effondre pas ! Quand tu entends des guitares toute la journée, tu as besoin d'écouter autre chose.
Pour conclure, aimes-tu être en tournée ? Beaucoup d'artistes disent que ça peut être très dur...
C'est la chose que je préfère dans la vie. Être en tournée avec ces gars, le groupe, est génial. Oui, c'est dur. Oui, la paie est merdique. Oui, c'est éprouvant mentalement... Mais au final, ça apporte tellement quand tu es sur scène et que les gens chantent tes chansons, que tout le monde passe une bonne soirée tous ensemble. C'est juste trop bien. Je ne l'échangerais pour rien au monde.
