Chronique | Woest - Vomir à Outrance

Pierre Sopor 18 novembre 2025

Selon les langues et les époques, le mot woest renvoie à la sauvagerie, la férocité et le gaspillage... Allez savoir si le lien est volontaire mais il y a un peu de cette idée dans la musique de Woest. Alors que les deux premiers albums du groupe de black metal industriel étaient sortis avec peu d'intervalle, presque sept années séparent Vomir à Outrance de son prédécesseur, Le Gouffre. Comme origin story de ce nouveau méfait, on peut s'amuser à imaginer la bête polycéphale qu'est Woest, à l'époque, croisant son reflet immonde dans le miroir et le faisant voler en éclat d'un geste rageur. Patatra, sept ans de malheur pour tout le monde ! Pour conséquence, un disque présenté comme "une mise à nu inspirée d’une période vécue, où les accidents de parcours et le vide existentiel font voler en éclats le sens des choses". 

Juste au cas où la lecture de ce pitch vous ferait craindre un truc introspectif nombriliste un peu chiant, rassurez-vous : Woest a beau finir de la même façon, ce n'est pas Alcest. Le nom de l'album était un indice, cela dit, mais mirez donc cette tracklist : Sous-Sol, L'Humiliation dans le Sang, Déterminé à Puer la Merde, etc... Ouais, nan, c'est vraiment pas Alcest ! Le ton est donné dès la dissonance stridente de l'intro, dont le titre est Intro parce qu'on n'est pas du genre pompeux chez Woest et qu'on vous emmerde avec vos envies de jolis titres, deux minutes d'hallucinations harsh noise desquelles s'extirpent quelques cris. Delirium tremens, crise d'angoisse, sanglot, rire dément ? On ne sait pas trop, tout à la fois probablement.

Woest est un ogre, du genre de ceux qui sont recouverts de croutes putrides, dont le jaune des chicots tend vers le marron et dont les pieds sentent très mauvais. Monstre difforme, grotesque, le groupe nous balance un black metal dégueulasse, rageur, désespéré, grimaçant. L'électronique ajoute à la grisaille aliénante, ce que ce soit avec ses nappes glaciales ou au détour d'un beat techno frénétique. Les textes sont en français, on les déguste comme on s'abreuve directement au caniveau. Une énergie punk met le feu aux poudres (Brûler, assaut hargneux nihiliste apocalyptique). C'est malsain, cru, sans compromis... et ça cogne grave. Woest a gagné en efficacité depuis Le Gouffre. La théâtralité a laissé sa place à une rage punk viscérale. Sous-Sol est un rouleau-compresseur recouvert de tessons de bouteille infectés auquel un chant clair liturgique confère une touche mystique. La poésie des corps boursoufflés dans les égouts.

Ne leur en déplaise, de ce truc dégueulasse se dégage effectivement trois choses inattendues. Les évocations de corps, d'entrailles et autres joyeusetés organiques, comme un film de body horror, confère à l'album une forme de fascination mystique viscérale, la déchéance physique servant d'illustration à l'effondrement psychique. Ce refus d'élégance, ce choix constant du pourri, du puant et du sale étalé pendant plus de cinquante minutes font bien sûr de Vomir à Outrance un album qui l'on traverse en se faisant quelques bleus. Mais en France, on aime s'empiffrer de trucs qui puent et il n'est pas interdit d'y trouver, paradoxalement, une forme de poésie. En fait, l'indice est donné dès Dionysiaque, quand soudain le chaos et cette scansion pesante laissaient place à une hallucination atmosphérique accompagnée d'un extrait des Chants de Maldoror de Lautréamont. Le raffinement de la ruine corporelle, la beauté du laid, un truc à la fois intime puisque le corps est concerné mais aux accents démoniaques, maléfiques et mystiques. On cause caca et vomi, mais on le fait avec sophistication.

Alors dandinez-vous devant ce monument de noirceur et de déchets, comme vos popotins l'exigeront avec l'intro du morceau titre, Vomir à Outrance. Vomir, vomir, vomir, nous martèle une voix gutturale. Préparez-vous à dégueuler dans tous les sens, à la fois parce que c'est sale et que c'est cool de tout crader, mais aussi parce que ça fait du bien, ces trucs puants que l'on arrache à nos tripes pour s'en débarrasser. Dans son abandon et sa descente permanente, l'album trouve la grâce, celle des déchus, des paumés, des boiteux, des borgnes, des fous. Chaque titre devient un hymne pour ceux qui se sont faits vomir par le monde et le lui rendent bien. 

Dans ses derniers instants, Vomir à Outrance révèle finalement son visage dans toute sa répugnante splendeur : sur Ôde à la Pluie, Woest laisse la mélancolie remplacer les provocations outrancières. Les mots récités sont ceux d'Yvan Francis Le Louarn, dit Chaval, dessinateur et auteur au verbe cinglant et à l'humour noir féroce. Quand le bonhomme se suicidait en allumant le gaz en 1968, il laissait sur sa porte un mot : "Attention, Danger d'Explosion". Tout est dit. La dépression, le désespoir, la mort, l'abandon, l'effondrement de soi, une douleur viscérale mais tout cela emballé avec une forme d'humour. Et si ces excès, ce sens de la farce et toutes les fois où Woest nous colle la gueule dans les chiottes n'étaient finalement là que pour faire assez de bruit et, par pudeur, nous détourner de cette sensibilité d'écorchée que l'on devine ? Aucun doute. Attention, danger d'explosion.

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Pierre Sopor

Rédacteur / Photographe