Chronique | Rammstein - Zeit

Tanz Mitth'Laibach 13 mai 2022

Le temps s'écoule étrangement. Après avoir espacé de dix ans ses deux derniers albums studio, on n'attendait pas RAMMSTEIN de retour si vite ; et puis le confinement est passé par-là. Contraint d'annuler sa tournée, le groupe est retourné en studio travailler sur les compositions restantes de la session précédente et en ajouter de nouvelles. Après un septième album sans titre que les fans francophones ont pris l'habitude de surnommer l'Albumette, porté par des tubes efficaces mais inégal et manquant de personnalité (nous en parlions ici), un album solo de Richard Zven Kruspe pour EMIGRATE qu'on a déjà oublié et diverses frasques de LINDEMANN qu'on aimerait oublier, revoici donc nos six Allemands de l'est pour un huitième album : Zeit. Alors, redite poussive de son aîné ou bonne surprise ?

De redite il n'y a point ! L'album n'est pas agencé comme ses prédécesseurs : oubliée, la tracklist intro classieuse/morceaux énergiques/ballade de milieu d'album/morceaux plus sombres/ballade de fin d'album qui prévalait plus ou moins depuis Mutter ; on trouve maintenant des ballades en deuxième et troisième position tandis que l'album finit par deux de ses morceaux les plus énergiques ! Les sonorités nous surprennent, elles aussi : on s'attendait à ce que l'électronique prédomine comme sur l'Albumette mais ce n'est pas le cas ; à l'exception de l'ouverture Armee der Tristen, RAMMSTEIN semble curieusement être revenu à des sonorités plus organiques, on entend notamment à plusieurs reprises du piano, des chœurs et des instruments à vent. On y trouve par ailleurs même de l'autotune ! Enfin, et c'est peut-être le plus surprenant, la structure des morceaux elle-même a évolué : tout le monde connaît par cœur la formule d'un morceau de RAMMSTEIN depuis Mutter, l'introduction, l'alternance entre couplets et refrains, le pont instrumental puis le retour au refrain sont réglés comme du papier à musique ; mais pas cette fois ! Il arrive fréquemment au cours de l'album que la construction des morceaux nous prenne au dépourvu, que le pont ne se fasse pas comme prévu, que le refrain ne tombe pas au moment où l'on s'y attendait, qu'un crescendo ou un break survienne sans crier gare... Tout cela a de quoi décontenancer un fan endurci. À croire que beaucoup plus de temps qu'on ne le croyait a passé depuis l'Albumette !

Tant mieux ! Cela faisait trop longtemps que ces éléments dans la construction des albums ne changeaient plus, comme si le groupe voulait perpétuellement répéter la formule de Mutter, album qui fût le premier amour de l'auteur de ces lignes, mais on ne retrouve jamais les sensations d'un premier amour. Et le résultat s'avère réussi : on goûte tout aussi bien les morceaux ainsi construits et ordonnés, les sonorités sont originales même si on aimerait entendre davantage le clavier de Flake et, cerise sur le gâteau, le son des guitares est nettement meilleur sur Zeit que sur l'Albumette, plus tranchant, plus distinct, cela rehausse la qualité du disque dans son ensemble.

Ce qui nous procure encore plus de plaisir en écoutant Zeit, c'est que l'album a ce qui manquait aussi bien à l'Albumette qu'à Liebe Ist Für Alle Da ou même à Rosenrot dans une moindre mesure : une identité, une cohérence d'ensemble. Sans être parfaitement uni comme l'était le monolithe de froideur martiale Herzeleid, l'album reste en effet ancré dans un esprit doux-amer, pas désespéré comme les semi-ballades qui formaient les meilleurs morceaux de Rosenrot, mais oscillant quelque part entre délectation brutale et mélancolie. Cette tonalité aigre-douce va d'autant mieux à Zeit que les textes ont eux aussi une certaine cohérence, la plupart pouvant être rattachés de plus ou moins loin à la thématique du temps, où l'on sombre et se laisse emprisonner. À ce sujet, si on ne comprend pas l'allemand, on ne manquera pas de consulter avec gratitude les paroles traduites par Emma Wolff, la traductrice en français du recueil de poèmes de Till Lindemann Nuits silencieuses, pour nos confrères de RammsteinWorld.com ; les textes de Till recèlent toujours des perles et c'est encore le cas cette fois-ci, où son approche a été plus conceptuelle que narrative. Les belles illustrations fournies avec l'album, qui paraissent perdues dans les limbes du temps, achèvent de lui donner son ambiance.

Tout n'est évidemment pas si réussi au niveau des morceaux. Si le niveau est nettement plus égal que sur l'Albumette, certaines chansons sont tout à fait oubliables, y compris les deux premiers singles : Zeit dont le riff retombe à plat malgré une belle intro, Zick Zack, qui manque d'une mélodie suffisamment forte L'un et l'autre passent cependant sans mal dans le contexte de l'album. On est en revanche beaucoup plus encombré par OK et Dicke Titten. On a bien compris que sur chaque album de RAMMSTEIN, on aurait des morceaux à l'électronique froide qui sont probablement l'œuvre de Flake, de grands hymnes fédérateurs, des morceaux plus agressifs, des ballades chargées de mélancolie... et des morceaux beaucoup plus légers aux paroles débiles ne parlant que de cul. Inutile de chercher très loin le responsable, Till Lindemann en abuse sur son projet solo LINDEMANN. On connaît cela depuis au moins Bück Dich sur l'album Sehnsucht, et on en connaît d'autres et des pires, des obsédés sexuels en musique -demandez à GRAUSAME TÖCHTER- sauf que dans le cas de Till, plus le temps passe, moins c'est inspiré, ni drôle ni réellement provoquant. Opportunisme ? Refus de vieillir ? Crainte de sombrer dans un état d'esprit trop sérieux avec ses morceaux sombres ? Toujours est-il que c'est particulièrement malvenu sur Zeit, où ces deux morceaux jurent avec l'atmosphère de l'album, d'autant que Dicke Titten est insupportable sur le plan musical -OK s'en sort bien si on veut bien oublier que les paroles sont d'un goût particulièrement douteux en plus d'idiotes (Ohne Kondom...). Vraiment, il aurait mieux valu s'abstenir cette fois.

Enfin, oublions cela. L'ouverture Armee der Tristen ("L'armée des Tristes") est une baffe immédiate : ses nappes de synthétiseur eighties, qui sonnent quelque peu synthwave, sont un délice, accompagnées d'un riff rugueux comme on les aime ; le chant de Till est magnifique, nous entraînant irrésistiblement dans sa mélancolie martiale. Pour ce qui est des ballades, on remarque Meine Tränen, power ballad qui sonne comme un bizarre intermédiaire entre Puppe et Mutter (la chanson), tant au niveau de la musique que des paroles, qui sont excellentes. Angst ("Peur") est la chanson la plus violente de l'album, avec des paroles jouant sur l'ambiguïté de "schwarze mann", qui peut être compris à la fois comme le personnage de croque-mitaine du jeu de l'homme noir pratiqué en Allemagne et en Suisse (non, rien à voir avec Nyarlathotep -quoique...) et comme une allusion aux peurs racistes, le clip allant dans ce sens ; toutefois, même si on l'aime beaucoup, on aime encore plus Giftig ("toxique") au chapitre des morceaux énergiques, la gamme pentatonique dans l'électronique donnant une touche orientale au morceau, Till chantant avec régal sa passion destructrice, rehaussé par un peu d'autotune qui lui donne un air de folie.

Et puis, il y a le cas de Lügen, donc. Laissons de côté les cris d'orfraie relatifs à l'autotune : le morceau est en réalité très bien pensé, sans doute le plus abouti de l'album avec Armee der Tristen. La douceur surannée de l'introduction qui bascule ensuite dans la folie à l'aide d'un crescendo brutal porté par le riff est suivie de Till qui se met littéralement à dérailler, la voix déformée par l'autotune ; l'effet est dévastateur, et il colle parfaitement aux paroles sur le thème du mensonge et de la révolte contre lui -on comprend sans mal l'intérêt de la fausseté flagrante de l'autotune dans ce contexte ! On regrette seulement que la chanson ne soit pas un poil plus longue ! Elle rappelle énormément Vergiss Uns Nicht, morceau de l'ère Rosenrot injustement relégué au rang de B-Side pour le single Mein Land, sauf que la folie y a remplacé la tristesse. 

Ce n'est pas sans ironie qu'on le constate : cet album Zeit qui s'annonçait au départ comme un album bonus, une collection de fonds de tiroir hâtivement assemblée, est en fait l'album le plus abouti de RAMMSTEIN depuis Reise, Reise ; celui qui a l'identité la plus cohérente depuis cette époque et le plus original. Peut-être est-ce justement l'absence de pression sur cet album qui a rendu aux Teutons leur audace. Le disque est moins marquant lorsqu'on prend ses morceaux individuellement : Armee der Tristen, Lügen et Giftig nous ont marqués, mais moins que Puppe qui se trouvait sur un album moins réussi dans son ensemble. Cela n'a néanmoins que peu d'importance : RAMMSTEIN nous a plongés dans un nouvel univers musical, et depuis le temps, on connaît leurs qualités et leurs défauts comme ceux de vieux amis, assez pour apprécier de les retrouver une fois de plus.