Chronique | Pain - I Am

Pierre Sopor 14 mai 2024

Le dernier album de Pain, Coming Home, remonte à 2016 : huit ans le séparent donc de I Am. Huit ans, c'est long. Il s'en est passé des choses en huit ans et pourtant, bien que ce nouvel album du projet electro metal de Peter Tägtgren porte quelques traces de ces dernières années, huit ans c'est aussi très court : à son écoute, on se rend vite compte que le temps ne semble pas avoir de prise sur Pain.

En effet, Pain fait du Pain, avec une efficacité qui n'a plus besoin de faire ses preuves. I Just Dropped by (to Say Goodbye) attaque à toute allure, Tägtgren a visiblement du "pain" sur la planche : riffs martiaux agressifs, beats rentre-dedans et, toujours son chant clair capable de véhiculer simultanément rage, mélancolie et ironie. La machine à tubes est lancée avec ses guitares mordantes et ses rythmiques techno : huit ans ont passé, c'est vrai, mais Pain n'a pas pris une ride, ce dont son facétieux chanteur s'amuse à se vanter dans des titres comme Push the Pusher, Go With the Flow ou Party in my Head et leur refus de mettre fin à la fiesta, de se ranger, de grandir. Tägtgren danse toujours sur ce fil si fin, celui qu'il s'est lui-même tissé, perpétuellement à deux doigts de sombrer dans le too-much ou le kitsch mais, au détour d'une pirouette acrobatique casse-gueule dont il a le secret, s'en tire la tête haute avec l'élégance de l'entertainer qui maîtrise à la perfection son numéro.

Au-delà de l'efficacité imparable, Pain peut s'appuyer sur la grandiloquence théâtrale qu'apporte les touches orchestrales (les violons et pianos, ça marche toujours) mais surtout sur la voix de son chanteur capable d'insuffler tant d'émotions fortes et contradictoires à des morceaux qui, sans lui, seraient au mieux d’irrésistibles boulets de démolition. Pour qui l'a déjà vu en live, c'est une évidence : le Suédois est autant chanteur qu'acteur. On se retrouve à danser comme des néandertaliens, mais le regard triste, le vague à l'âme et on trouve à ces hymnes bourrins ponctués de "suck my balls" et autres joyeusetés une vraie grâce et même un certain romantisme.

La mélancolie était la grande force de Coming Home, I Am semble faire preuve de moins de nuances. Cela n'empêche pas les cieux de s'assombrir régulièrement : Don't Wake the Dead et ses influences synthpop 80's dont l'humeur douce-amère est incarnée par les violons, la lourdeur de I Am qui souligne la fatalité du propos (il est question de maladie : si l'on a l'impression que du côté de Pain le temps s'est figé, voilà un thème qui prouve que les préoccupations de Tägtgren évoluent néanmoins), le romantisme noir de My Angel en duo avec l’actrice et animatrice française Cécile Siméone, qui date en fait de 2011, ou la conclusion Fair Game viennent insuffler à l'album une âme plus tourmentée qui lui apporte à la fois relief et respiration.

Entre temps, Pain multiplie les assauts. Là encore, dans un premier temps la réaction pourrait être de se dire qu'on a déjà entendu ça, que dans sa générosité et son outrance, Tägtgren finalement ne se réinvente pas. Pourtant, au bout de deux ou trois écoutes, les refrains de Go With the Flow, Not For Sale ou Revolution squattent pour de bon dans nos cranes avec leur hargne irrésistible et leur saveur festive. Rien ne bouge du côté de Pain ? Peut-être. Mais un monde mis à l'arrêt par une pandémie a accouché d'un grand hymne de l'époque covid, Party in my Head, aussi fun que suintante de folie, entêtante et là encore d'une efficacité redoutable aussi bien musicalement que dans cet équilibre entre farce, désespoir et ironie.

Nouvelle succession d'hymnes fédérateurs, I Am n'a pour unique défaut de n'être, finalement, "que" l'apogée d'un style. Pain, toujours aussi faussement neuneu, n'obéit à aucune règle quand il s'agit de lancer la fiesta ou de la gâcher avec une attitude de sale gosse jubilatoire. Ce qui était d'abord perçu comme un side-project récréatif en marge d'Hypocrisy s'est imposé comme une machine à tubes bien plus fascinante et à la personnalité bien plus affirmée que ce qu'une oreille distraite pourrait déceler à la première écoute. Diablotin grimaçant, Tägtgren mène cette grande fête apocalyptique avec une conviction, une vivacité et un enthousiasme communicatifs. Pain ne s'adresse peut-être pas aux recoins les plus obscurs de notre cerveau mais, en nous chopant par les tripes immédiatement, nous embarque pour une voyage fou et tumultueux qui, parfois même à notre insu, reste gravé dans nos cœurs. Go with the flow, nous dit-il : laissez-vous donc embarquer.