Chronique | Bad Tripes - La Vie la Pute

Pierre Sopor 12 décembre 2022

Il aura fallu cinq ans à BAD TRIPES pour nous saigner un successeur au génial Les Contes de la Tripe, boucherie théâtrale barge et jouissive sortie fin 2017. Changement d'ambiance à première vue avec un titre, La Vie la Pute, et un artwork dessiné et coloré qui s'éloignent tous deux des horreurs grandiloquentes des précédents méfaits du groupe.

On est d'ailleurs un peu perdu au début avec ce premier titre et single, La Madrague des Macchabées : un côté punk très direct, un rythme rapide et quasi festif... et un clip assez sage à la plage ? Mais avec sa mélodie aux airs de reviens-y, son refrain irrésistible et son côté tango fou qui déraille, cette entrée en matière devient vite addictive, surtout qu'on croit y détecter l'ombre d'une mélancolie assez poétique. Et puis BAD TRIPES a le chic pour nous balancer des riffs imparables, nous piéger avec ses rengaines inoubliables. Orchestrations baroques, électroniques discrètes, guitares martiales à la RAMMSTEIN (en plus fun), références horrifiques : les ingrédients sont là et l'album regorge de passages immédiatement efficaces.

Et puis, un peu à l'image de ce metro qui déboule bord cadre sur la pochette de l'album, arrive ce moment où on se prend La Vie la Pute en pleine face. La grosse mandale qui met K.O., ce n'est finalement pas au détour d'une des nombreuses punchlines rageuses (la plume est mordante, le verbe méchant) ni dans un titre spécialement bourrin qu'on va se la manger. C'est sur ce morceau-titre, où BAD TRIPES assume un rap qui s'alourdit de plus en plus pour planter un décor sombre, gris, désespéré : on avait bien senti poindre une petite mélancolie d'emblée, mais les histoires que nous racontent cette fois le groupe se teintent d'une saveur particulièrement amère.

BAD TRIPES nous avait déjà plongé dans des univers sordides, mais l'attirail horrifique déployé créait un décalage. Les histoires de La Vie la Pute sentent le quotidien, le contemporain, le réel. Médiocrité, mort, maladie (Jusqu'à la Lie, Apocalypse Now, hymne dépité et traumatisé par la nullité post-apo du monde covidé), dégoût de soi (Les Yeux sans Visage rappelle ce rejet viscéral du corps qui, déjà, hantait l'excellente Chair de Canon sur Splendeur et Viscères) : La Vie la Pute est un album qui, derrière ses bons mots, derrière son metal industriel accrocheur, son côté fanfare de cirque déglinguée et sa poésie trash, parle d'injustices et de gens abimés, fracassés, amochés, fracassés, laissés pour compte, mis en marge. Mais le sordide dissimule aussi un amour sincère pour ces marginaux, ces sorcières, ces travailleuses du sexe, ces malades, ces victimes de violence, ces freaks superbes qui se font écraser par ce train d'injustices et de cruauté froid et puant qui déboule comme un sauvage.

Alors oui, BAD TRIPES sait toujours nous trifouiller les entrailles avec ses rythmiques entraînantes, ses formules bien troussées et les rugissements hargneux de sa chanteuse. La petite touche fanatstique-gothique-baroque-théâtrale qui se pointe régulièrement est toujours aussi réjouissante (Brûle-moi si tu Peux ou La Cadavéreuse, aussi jubilatoires que féroces), mais La Vie la Pute est aussi un album qui, en n'allant plus sa cacher derrière des contes qui semblent raconter une autre époque, assume pleinement un visage plus touchant, plus triste, et dont les émotions font finalement plus mal que les refrains les plus sauvages.

Le film s'achève, on ferme les yeux, et on crève.