Igorrr + Imperial Triumphant  + Master Boot Record @ L'Olympia - Paris (75) - 17 octobre 2025

Live Report | Igorrr + Imperial Triumphant + Master Boot Record @ L'Olympia - Paris (75) - 17 octobre 2025

Pierre Sopor 18 octobre 2025

Igorrrr, ce truc bizarroïde d'un gars un peu fêlé qui s'est mis à mélanger opéra baroque, metal extrême, breakcore, bal musette, cris d'animaux et des influences balkaniques et orientales, joue désormais à l'Olympia. Démerdez-vous avec cette phrase parce qu'avec Igorrr, de toute façon, il vaut mieux ne pas chercher à trop théoriser. Tout ce qu'on peut dire, c'est que Gautier Serre et sa bande ne l'ont pas volé, leur dernier album Amen (chronique) prouvant à nouveau un talent rare pour mélanger violence et élégance, lourdeur et poésie, avec une créativité folle qui n'empêche pas une vraie viscéralité. Les premières parties étaient assurées par Imperial Triumphant et Master Boot Record, deux projets à la fois très différents et à la fois semblables dans leur approche un brin cryptique.

IMPERIAL TRIUMPHANT

Ce qui est cryptique chez Imperial Triumphant, c'est la musique. Face aux cérémonies du groupe New Yorkais, on a toujours l'impression de se retrouver par hasard à "ce genre de soirées", vous savez, celles où tout le monde revêt subitement des toges et se met à parler en latin alors que vous, vous pensiez juste qu'on allait se regarder Taxi 2 (ces soirées tombent souvent des jeudi, allez savoir pourquoi). Pourtant, ils ont fait des efforts : leur dernier album en date, Goldstar, est de loin leur plus accessible. De là à les accuser d'enchaîner les tubes radio-friendly pour que le public chante les refrains en agitant des briquets en l'air ? Faut pas déconner, même si la quasi intégralité du set est dédié à Goldstar (il est vrai cependant qu'entre les parties atmosphériques de Lexington Delirium et le groove décalé de Gomorrah Nouveaux, il y a de quoi savoir sur quel pied se tenir).

Imperial Triumphant et son mélange de free jazz et de black / death impressionne toujours autant avec sa liberté, son goût pour le décloisonnement absolu qui, sous ses airs de bordel improvisé, sent aussi la rigueur (un trait partagé avec Igorrr, d'ailleurs). Essayez-donc de suivre les rythmes de Kenny Grohowski, ce savant fou de la batterie dont le travail de déconstruction est un véritable labyrinthe psychédélique. Pourtant, contrairement à ces soirées du jeudi où tout le monde se la pète en causant latin, Imperial Triumphant ne frime pas : le goût de l'avant-garde et de l'expérimentation est sincère et ludique. 

Du coup, on serre parfois un peu les dents, mais on se marre bien. On est évidemment toujours autant séduits par les masques dorés et cet univers sorti tout droit du Metropolis de Fritz Lang dont la splendeur décadente correspond si bien au cadre luxueux de l'Olympia. Quand le chanteur / guitariste Zachary Ezrin s'adresse au public, c'est avec une voix de robot désincarnée. Le bassiste Steve Blanco réussit à être communicatif malgré le masque, avec sa gestuelle très expressive mais non dénuée d'un certain humour décalé. Et puis bon, il y a du champagne, il y a un trompette qui crache des étincelles, c'est un peu le cirque ! Ce qui est super avec Imperial Triumphant, c'est de sortir de la salle et de voir au bar ce groupe d'amis qui ne les avait jamais entendu, et qui grimace de souffrance... mais que dans le lot, y'en a un qui est resté tout le long dans le noir, là, avec un sourire géant de gamin à Noël. Comme toutes les meilleures sectes, Imperial Triumphant s'adresse à de rares élus... mais de moins en moins rares, quand même !

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MASTER BOOT RECORD

Chez Master Boot Record, le goût du cryptique se traduit par les jeux de piste et les codes que cache Vittorio D'Amore, alias Victor Love, autour de son projet. Informaticiens des années 90, vous avez vos chances. Pour les autres, c'est plutôt ésotérique. Il suffit de voir le logo qui imite celui d'IBM pour comprendre l'univers : insérez une disquette dans votre lecteur A, Master Boot Record, c'est du metal "digitalisé". Comme le dit Victor Love lors d'une rare prise de parole, "we make computer music".

Master Boot Record a bien grandi, et le projet solo uniquement synthétique en studio qui excitait tant internet est devenu un trio sur scène. Victor Love, que les amateurs de la scène dark electro des années 2000 connaissaient peut-être déjà pour son travail au sein de Dope Stars Inc, arpente la scène de l'Olympia en cavalant sous sa capuche. Il est accompagné du guitariste Edoardo Taddei et du batteur Giulio Galati, aussi actif dans l'excellent groupe Nero di Marte. Ensemble, ils nous castagnent les tympans avec des morceaux qui, en convoquant l’esthétique chiptune, associent des gros riffs à des compositions parfois alambiquées. On apprécie quand MBR va piocher du côté de Keygen Church pour apporter une touche baroque à son set, raccord avec la tête d'affiche de la soirée !

Le public remue, l'Olympia est déjà en ébullition. Probablement que, parmi les fans d'Igorrr, plusieurs ont déjà jeté une oreille du côté de Master Boot Record à l'époque de l'album Direct Memory Access, avec Laurent Lunoir alias Öxxö Xööx en invité sur presque la moitié des morceaux. Même sans ça, MBR a les arguments pour semer le chaos et plonger ses adeptes dans une transe techno-mystique où l'on devine aussi les contours d'une nostalgie pour toute cette "modernité préhistorique", prémices d'une culture geek aujourd'hui dominante. Nous conclurons d'un simple et sobre 01001111 01101110 00100000 01100001 00100000 01100010 01101001 01100101 01101110 00100000 01110011 01110101 11000011 10101001 00101100 00100000 01001101 01100001 01110011 01110100 01100101 01110010 00100000 01000010 01101111 01101111 01110100 00100000 01010010 01100101 01100011 01101111 01110010 01100100 00101100 00100000 01100011 00100111 11000011 10101001 01110100 01100001 01101001 01110100 00100000 01100011 01101111 01101111 01101100 00101110, comme on dit.

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IGORRR

Un rideau rouge masque la scène. La tension monte. La sono de l'Olympia a abandonné le metal pour nous proposer un accompagnement au piano. Petit à petit, un battement de cœur retentit, de plus en plus fort, de plus en plus rapide, comme un écho du rythme cardiaque du public. Le rideau disparait, le battement de cœur devient la pulsation de Daemoni. Gautier Serre est seul dans la pénombre, comme pour rappeler que c'est son projet, qu'il l'a commencé seul. Puis, les autres arrivent. JB Le Bail apparaît au centre, sur une estrade, monolithique et solennel. Sa silhouette encapuchonnée imite les statues de cultistes / Nazgûls menaçants en fond de scène. La scèno est magnifique, avec des mains qui s'extirpent des socles de la batterie et de l'attirail de Gautier Serre, comme une horde de zombies qui ne demandent qu'à nous dévorer... mais qui rappellent aussi le goût d'Igorrr pour les morceaux de corps mous qui s'entassent et se mélangent ! Puis, Marthe Alexandre arrive à son tour. L'ambiance est lourde, occulte, Igorrr joue avec nos nerfs avant de nous fracasser les os et l'âme. 

Lors de leur dernier passage à Paris, on avait eu quelques réserves. A cause de la salle ? D'un line-up renouvelé qui se cherche ? Du contraste avec Amenra qui jouait juste avant ? Oubliées, les réserves. Voilà le Igorrr qu'on aime : majestueux, imposant, fou, théâtral. Marthe Alexandre et JB Le Bail ont enfin eu l'occasion de s'approprier leurs personnages et le projet en travaillant sur un album studio et le résultat est palpable : plus d'assurance, plus de prestance, plus de folie. L'ex-chanteur de Svart Crown, avec sa toge et ses boucles d'oreille, apparaît comme une figure mystique sans age. Leur complicité est désormais apparente : sur ieuD, par exemple, quand l'un chante il s'avance vers l'autre, le forçant à reculer comme pour exprimer toutes les luttes et les tensions qui vivent dans les morceaux d'Igorrr, ces différentes parties qui se heurtent et s’agglomèrent pour former ce monstre si particulier.

Igorrr. On n'a pas été poser la question pourrie "d'où vient le nom de ton projet" à Gautier, mais on pense forcément au serviteur un peu bossu du docteur Frankenstein... Serre est un savant fou qui, lui aussi, aime coudre ensemble des morceaux qui n'ont rien à voir pour finalement donner vie à une créature unique à la fois grotesque et sublime, un blasphème aux connotations pourtant sacrées. D'où les morceaux de corps, peut-être, tiens !

Mélange d'opéra et de metal, le concert se suit aussi comme une pièce de théâtre, avec ses différents costumes, ses lumières d'une beauté qui laisse bouche-bée. Régulièrement, Gautier Serre reste seul à faire des "bruits bizarres" dans son enclos. Nervous Waltz et ses glitchs invitent le breakcore dans le baroque. On se détend un peu avec Blastbeat Falafel mais l'humeur générale du concert est assez proche de celle d'Amen : plus noire, écrasante. Les respirations sont plus hantées que légères : Hollow Tree ou Silence qui plonge l'Olympia en apnée, moment de grâce fantomatique intense et dramatique que seul égalera en fin de concert Opus Brain, laissant le public sur une note angoissée. Avec Savage Sinusoid en 2015, Igorrr semblait trouver la formule idéale, le mélange parfait entre toutes ses envies et, depuis, s'y tient. Du coup, ce soir, tous les morceaux datent des trois derniers albums. Ce sont les plus spectaculaires, les plus amples, les plus ambitieux, les plus maîtrisés et, évidemment, les plus représentatifs du groupe à l'heure actuelle. On aurait cependant adoré replonger un peu plus loin et revivre quelques étrangetés plus anciennes !

Avec vingt ans d'hybridations, Igorrr commence à avoir une sacrée histoire. On le disait en intro : il y a quelque chose d'assez émouvant quand on voit le mastodonte qu'est devenu ce projet, à l'origine délires absurdes et poétiques d'un type un peu étrange. On va alors ouvrir une parenthèse perso pour vous raconter une anecdote : Igorrr est un projet que nous suivons ici depuis les débuts. En 2006, j'avais écrit à Gautier sur MySpace pour lui acheter Poisson Soluble, premier EP / démo. Il m'avait dit "ok, envoie moi un chèque de 7 euros, je t'envoie le CD". Je lui ai envoyé le chèque, j'ai reçu le CD, qui est devenu un truc culte qu'on écoutait entre copains en rigolant bien. Puis Igorrr a grandi, fin de l'histoire... jusqu'à très récemment. Le 19 septembre, précisément, jour de la sortie d'Amen, je rangeais ma collection de CDs. Je retombe sur Poisson Soluble. J'y découvre dans sa pochette un mot de Gautier que je n'avais jamais vu : il m'y remercie et précise que "y'a dû avoir un malentendu, le prix est de 10 euros normalement mais c'est pas grave, ça me fait plaisir de te l'envoyer !". Je découvrais donc avoir arnaqué Igorrr en 2006 et lui devoir 3 euros depuis presque vingt ans ! Rassurez-vous : un chèque de trois euros à l'ordre de Gautier Serre fut laissé hier à l'Olympia pour réparer ces méfaits passés !

Ouais, c'est une anecdote un peu hors sujet. Mais ça plante un contexte : achetez des disques à vos artistes fétiches quand personne ne les connaît, gardez-les, et avec le temps certaines de ses graines auront germé pour devenir d'étranges arbres à la fois tordus et superbes donnant à une soirée un parfum spécial. En 2025, Igorrr a blindé l'Olympia avec un show à la fois grave et délirant, grandiose et intime, un exorcisme grandiloquent et impressionnant dont l'impression de perfection, que ce soit dans la musique ou le jeu de scène, n'a pas pour autant effacé la dimension humaine. Au contraire, Igorrr n'a jamais semblé aussi sincère qu'avec Amen. La prochaine fois que l'on verra ces doux dingues dont les explosions de créativité frénétiques tiennent autant du rituel que de la rêverie, ce sera peut-être dans une salle plus grande encore. On a peur d'y perdre un peu de cette connexion émotionnelle mais on a confiance : Igorrr est une question de travail acharné autant que d'inspiration et l'ambition du projet nous assure que l'on n'a pas fini d'en prendre plein les yeux et les oreilles.

Merci à Agence Singularités pour l'accréditation.

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Pierre Sopor

Rédacteur / Photographe