Ténèbres, sorcières, Metz et zizi de Jésus : encoconnez-vous dans l'obscure toile d'Une Vraie Gothique

Ténèbres, sorcières, Metz et zizi de Jésus : encoconnez-vous dans l'obscure toile d'Une Vraie Gothique

Pierre Sopor 23 juillet 2025

Vous ne connaissez peut-être pas encore Une Vraie Gothique. Le duo dark electro / EBM (mais pas que) émerge progressivement de son caveau pour vous faire danser avec ses hymnes à la sombritude premier degré très, très sombre et très, très premier degré. Nous les avons découverts sur scène le mois dernier à Montreuil, une drôle de soirée associative et familiale lors de laquelle Une Vraie Gothique jouait devant une assemblée de petits enfants captivés (on vous racontait ça par ici). Avec des titres comme Metz Noire, RDV Au Cimetière ou Chasse aux Sorcières, on vous devait d'en savoir un peu plus.

Nous avons donc été interroger Ulrika, la sorcière au corpse-paint, et Ferdinand qui nous parlent avec un mélange de tendresse amusée et de sincérité de leur rapport au "gothisme" : comment est-ce qu'on devient gothique ? Comment on danse comme les gothiques ? Vous saurez tout en lisant l'entretien ci-dessous mais en apprendrez également plus sur une célèbre ville de la région Grand-Est ou le pénis de Jésus avec, là encore, ce mélange d'humour, de naïveté, d'hommage et de réflexion plus poussée qu'un simple trip nostalgique doux-amer.

Vous vous appelez Une Vraie Gothique... mais si l'on dit par exemple à Andrew Eldritch des Sisters of Mercy qu'il est gothique, il va faire une grosse colère ! Comme si, parfois, les vrais gothiques refusaient cette étiquette, ou ne l'assumaient pas. Alors vous, en vous appelant Une Vraie Gothique, est-ce que vous ne seriez pas des faux gothiques, finalement ?
Ulrika : De toute façon, ce n'est pas nous qui créons l'énoncé "vrai". Ce sont les gens qui estiment si cette chose est "juste" ou pas. Il y a un point qui m'intéresse avec cette dénomination, parce que quand j'étais adolescente, j'étais habillée en noir et les gens disaient "oh, c'est la gothique". Ce n'était clairement pas un compliment, c'était utilisé de façon péjorative. Je crois aussi que c'est amusant parce que ça s'accompagne souvent d'une injonction à la pureté : tu n'es jamais "assez" gothique, tu n'es pas "assez" black metal, tu n'es pas vraiment "trve"... Comme on parle parfois de pureté militante, je trouve qu'il y a de la pureté gothique. Dire qu'on est "Une Vraie Gothique", quelque part, c'est assumer ça tout en faisant un pied de nez à cette réflexion un peu inféconde de savoir qui est vraiment gothique ! En plus, il y a un concept que j'aime beaucoup dont parle Judith Butler par exemple, c'est le retournement du stigmate. Elle a théorisé le fait que dans le milieu queer, ils utilisent ce mot-là, queer, alors qu'à la base c'était un mot employé pour les disqualifier. Ils s'en sont servis au contraire pour créer une identité. Moi, plus jeune, je répondais que je n'étais pas gothique parce que je ne m'estimais pas "assez gothique", que je voyais bien que ce n'était pas un compliment. Assumer de dire "Une Vraie Gothique" aujourd'hui est assez jouissif pour cette raison là aussi.

Ferdinand : Je me rappelle au lycée, y'en avait qui m'appelaient "l'exorciste" parce que j'avais un long manteau noir et tout ! Il y a un truc effectivement : parmi mes amis, finalement assez peu se disent "authentiquement gothiques" ou se revendiquent comme tel. En revanche, des influences de la musique et de la culture, on est assez nombreuses et nombreux à en avoir. On se rend compte que c'est quand même notre famille. Il y a un point de départ, ça peut être parce que tu as lu Entretien avec un Vampire en écoutant l'album Macbeth de Laibach... Pour ma part c'était ça, cet album de trente minutes instrumental avec des chœurs derrière. Je lisais Anne Rice et je me disais "oh merde, qu'est ce qu'il se passe ? Je kiffe ça, en fait !". Il y a un truc lié à la "jeunesse du goth" et après chacun fait son parcours. On va sonner vieux, mais à l'époque des forums, on avait beau avoir toutes ces influences là, rares étaient ceux qui disaient "ouais ouais, je suis authentiquement gothique, premier degré, c'est mon truc". Y'en a même qui, comme le chanteur des Sisters, refusaient cette étiquette... alors que, frère, tu t'habilles en noir, t'écoutes que des trucs goths, tu ne rêves de rien d'autre que de courtiser ta dulcinée à la bougie en lisant des poèmes de Baudelaire... je pense qu'il y a des indices, en fait ! Effectivement, comme dit Ulrika, on veut l'assumer aujourd'hui et dire "ouais, on est vraiment des vraies gothiques".

On a tous eu une période où on se demande un peu comment on se situe par rapport à ce mouvement, où est-ce qu'on se place. Est-ce que je suis assez gothique ?  On en revient à la question des "trve", que ce soit pour la scène metal ou la scène goth, ce truc de ne pas être legit. Notre groupe s'appelle Une Vraie Gothique, donc de toute façon on est inattaquables ! Il y a un côté à la fois un peu chouette, un peu doux, mais en même temps on se permet de faire ce qu'on veut. On a un morceau sur lequel on bosse, là, c'est du dark zouk ! J'en parle dans le morceau RDV Au Cimetière, d'ailleurs, à un moment donné je dis "ma vie c'est du dark zouk". Non seulement j'aime les trucs dark, mais j'aime aussi quand il y a des rythmes syncopés et tout ! Mais est-ce que ça veut dire que si je me mets à écouter de la pop, je ne suis plus goth ? Ça m'invalide ? C'est une recherche permanente de se situer par rapport à ce truc-là. Ce sont sans doute des thématiques moins importantes aujourd'hui parce qu'honnêtement, on s'en fout un peu, on est un peu moins dedans, on ne va plus autant en soirées goth... mais quand j'y retourne, j'y retourne avec un grand plaisir ! J'adore voir ces mêmes personnes qui ont maintenant cinquante piges passées et qui dansent avec autant de plaisir sur les mêmes morceaux depuis trente ans ! Le truc qui a le plus changé, c'est le son : il est bien meilleur aujourd'hui aux Caves Saint-Sabin et au Klub... et heureusement parce que je me souviens d'aller au Klub et me dire "j'aime tous les morceaux mais putain le son est dégueulasse" ! D'ailleurs ça aussi, c'est un sujet : on n'avait pas de vrai DJ ! Je commençais à faire des trucs de DJing en parallèle, je m'intéresse à la scène drum'n'bass et free-party avec des gens qui savent mixer... et quand j'arrivais sur la scène goth que je kiffe, j'entendais toutes les transitions foireuses des DJs de ces soirées, qui étaient les potes des orgas ! Je ne trouvais pas la même exigence... Donc, finalement, c'est quoi qui fait de toi un vrai goth ? Une culture ? Un look ? Une attitude ? C'est une question éternelle et je pense que finalement on se situe là où les gens ont bien envie de nous suivre ! Il y a de l'auto-dérision, c'est sûr, on rit du mouvement... mais on aime aussi ça authentiquement, c'est vraiment la musique qu'on aime. Quand on fait nos morceaux, on est à fond, on danse devant l'ordi et on adore ce qui se passe !

Et pourquoi UNE Vraie Gothique ? 
Ferdinand : Quand j'étais au lycée, je voulais être une vraie gothique, pas un vrai gothique. Je voulais être une vraie gothique parce que je trouvais que les nanas habillées en goth étaient ultra-stylées alors que les mecs, c'était plus compliqué ! Les filles avaient un vrai look, mais ça va au-delà du genre musical pour devenir une question de genre à proprement parler. A l'époque, on était moins dans les questions de non-binarité donc la séparation entre les meufs et les mecs était plus marquée alors qu'aujourd'hui on s'en ficherait de savoir qui est qui, et c'est cool. A l'époque c'était très codifié donc tu avais soit les nanas qui étaient super bien sapées, soit les mecs goths qui étaient sobres, genre chemise et petites Doc Martens, ou bien tu avais ceux qui avaient du maquillage un peu dégueulasse. Chez nous, il y a une part d'humour / tendresse / satire qui vient se mélanger à tout ça. 

Ulrika : Pour nous, Une Vraie Gothique, c'est vraiment l'histoire de Ferdinand qui essaye de devenir une vraie gothique, c'est une quête de sa part. Parce qu'Ulrika, dans notre lore, n'est pas une gothique mais une sorcière. 

Comment avez-vous créé ce projet ?
Ulrika : A la base, on avait prévu une soirée pyjama... pour faire de l'eurodance ! A l'origine, je devais participer à une performance dans une galerie avec l'artiste Claire Courdavault, exposée au Cabinet des Curieux, et elle faisait une expo dédiée au tigre. Je faisais une performance un peu mystique de participation et révélation et je voulais danser avec les gens. J'ai proposé à Ferdinand de composer un morceau dédié à cette performance... C'était la première fois qu'on a bossé ensemble. Comme ça s'était bien passé, ça nous a menés à cette soirée pyjama pour faire de l'eurodance... sauf qu'on a regardé le premier Hellraiser ce soir-là ! On l'a samplé et on a finalement composé le morceau Une Vraie Gothique.

Ferdinand : Oui, ce sample qui dit "Demons to some, angels to others" résume bien l'idée...

Ulrika : J'avais déjà des expériences musicales, notamment avec Pélican Noir, et j'avais besoin et envie de bosser avec quelqu'un qui maîtrisait aussi sa partie de la compo. Quand on bosse, on se répartit vraiment tout : on écrit les paroles et on construit les rythmes ensemble... mais je fais confiance à Ferdinand pour avoir une vraie structure. Moi je sais que je suis plus efficace aux claviers ou parfois à la création de textes. On est complémentaires.

Ferdinand : C'était assez instinctif. Après cette espèce d'expérience néo-disco sur le tigre, on s'est rendus compte qu'on avait beaucoup de trucs dark en commun dans nos goûts. Ulrika a plus une culture black metal.

Ulrika : Oui, d'où le corpse-paintÇa m'amuse beaucoup cette question d'être "trve", une "vraie gothique", alors que je fais danser les gens avec un maquillage black metal !

Ferdinand : Moi, ma culture metal est plus metal-indus, les trucs genre Punish Yourself, Rammstein, Rob Zombie, Manson, tous ces trucs de l'époque qui me faisaient kiffer. En général, le moment que je préférais dans le metal, c'est quand il y avait des synthés ! Je rejoignais de nouveau l'electro. Mon gros coup de cœur ça a été l'electro dark : Suicide Commando, Hocico, Velvet Acid Christ et compagnie. On a trouvé des points de jonction dans ce qu'on aimait en musique et on s'est mis à composer Une Vraie Gothique. On a d'ailleurs l'impression d'avoir réussi à toucher un truc avec ce morceau qu'on n'a jamais vraiment retrouvé ensuite. On a exploré d'autres pistes, ce n'est pas moins bien, mais c'est différent et on a envie de retrouver ce truc, des mélodies évidentes, du chant saturé et voilà, un truc vraiment electro dark, un peu à la Wumpscut. En tant que compositeur, j'attendais beaucoup d'avoir quelqu'un capable de faire varier les basses, de faire varier les mélodies, qui a une vision et des compétences moins rigides que les miennes. Étant autodidacte et ayant commencé en cherchant à reproduire des sons que j'aimais, je reste parfois bloqué sur des choses toutes connes comme changer la basse au moment du refrain. Ulrika apporte cette variété qui rafraîchit tout de suite les morceaux, ça aide à respirer. J'apprends énormément en travaillant avec une musicienne de formation, on s'entre-nourrit. Moi, j'ai plus d'expérience dans les structures un peu carrées ou techno, une progression avec un build-up et un drop. On travaille pas mal en passe-passe : je bosse au casque pendant quatre heures, puis Ulrika prend le relai quatre heures à son tour, elle va me dire "bon, je suis partie en sucettes "et quand j'écoute ce qu'elle a fait, je trouve ça trop bien ! Elle a toujours des doutes alors que c'est plein de propositions, elle a enregistré des voix, mis de la saturation partout et ça tue ! C'est finalement pour l'écriture qu'on travaille le plus en même temps, on se demande ce qu'on a envie de raconter.

Ulrika, tu mentionnais ton corpse paint sur scène. Ce n'est pas anodin, surtout que c'est effectivement plus associé au black metal qu'à la scène gothique. Tu ne t'exprimes aussi qu'en allemand sur scène. On sent donc que tu incarnes un personnage : qui sont les personnages dans Une Vraie Gothique ?
Ulrika : Ulrika est une sorcière ayant grandi en Allemagne. Elle invoque des trucs, elle est en contact avec des puissances mystérieuses... Dans notre lore, elle se sent différente de sa famille et des autres sorcières, qui sont à fond sur Satan. Ulrika, elle trouve Satan très sexy... mais elle aime pas mal le Christ aussi ! Il y a beaucoup de dessins de lui où il est tout nu et il est très attirant ! C'est ce qu'elle raconte dans le premier morceau, Panne d'Essence : l'Auto du Démon : elle veut aller rejoindre Jésus ! 

C'est drôle parce qu'en fac, en cours d'histoire de l'art, on avait eu tout un cours sur la façon dont les peintres essaient d'évoquer le zizi de Jésus, très puissant, sans ne jamais le montrer !
Ulrika : J'ai une théorie là-dessus ! Enfin, pas vraiment sur la taille du pénis de Jésus, même si j'aime beaucoup prononcer cette phrase... d'ailleurs, ce qui recouvre le pénis de Jésus s'appelle un périzonium, est-ce que c'est pas trop mignon comme mot ? Le périzonium, c'est le truc autour du zonium... va savoir ce qu'est un zonium ! Je ne suis pas croyante mais j'ai une sensibilité un peu mystique aux choses et ce que je trouve génial c'est qu'après la mort de Jésus, au moment de sa résurrection, et notamment chez Ribera, un peintre espagnol du XVIIème siècle, quand il peint des déplorations autour du corps du Christ, c'est comme s'il n'y avait plus rien à son entrejambe ! Ma théorie est donc de dire qu'il devient féminin au moment de ressusciter ! J'aime me dire qu'étant mort, il devient un instrument de résurrection pour la totalité de l'humanité. En général, le genre associé à la transformation est le genre féminin alors que les hommes sont plus souvent associés à l'autorité, ce qui est dur, solide. Les femmes sont plus souvent associées à la fugacité, à ce qui se passe entre les choses, à ce qui évolue. Par exemple, quand Napoléon épouse Joséphine, il dit "j'épouse un ventre", il met sa semence et elle chauffe le truc. En gros, lui, il donne la nature de la chose et Joséphine va la transformer. Et Jésus, étant mort, devient un élément de transformation. Bon. Est-ce que je viens de passer cinq minutes à parler du sexe de Jésus ? Bref. Revenons à Ulrika, qui est donc très intéressée par Jésus alors que sa famille est à fond sur Satan, ce qui lui pose un problème. Ulrika se demande si Satan existe vraiment et il y a donc une altérité d'Ulrika parmi les sorcières. Elle n'est pas complètement à sa place. 

Comme une vraie gothique ?
Ulrika : Non, ce n'est pas une gothique, c'est vraiment une sorcière.

Ferdinand : Sauf que pour mon personnage, qui est presque un alter-ego un peu caché, Ulrika est une vraie gothique, il l'identifie comme telle et fantasme complètement le fait que c'est ce qu'il aurait voulu être et qu'il cherche à devenir ! Mon personnage, c'est un éternel wannabe. Il voudra toujours essayer de trouver sa place parmi les goths, comme ce que j'ai vécu. C'est très autobiographique : à un moment donné, j'avais écouté plein de trucs et je suis arrivé en soirées goths, les gens avaient des looks de dingue mais quand on parlait musique, j'étais un peu déçu ! J'avais lu tout Elegy, tout D-Side, je suis arrivé avec mes 50 numéros dans le dos en disant "ouais, vas-y, moi je connais tout, viens on parle !" et en fait les autres ne connaissaient pas tout ça ! On en revient à cette idée de ne pas savoir trouver sa place mais ce qui est sûr, c'est que Ferdinand veut être une vraie gothique ! Quand il voit cette sorcière, il dit "je veux devenir ça !" et ça ne se passe pas comme prévu. Chaque morceau raconte presque une nouvelle rencontre entre les deux, sous des aspects différents. Dans Panne d'Essence : l'Auto du Démon par exemple, il rencontre une sorcière qui fait du stop parce qu'Ulrika est en chemin pour rencontrer Jésus après avoir quitté sa famille de sorcières.

Qu'est ce qu'on met sur son GPS pour trouver Jésus en voiture ?
Ulrika : Eh bien, une croix, évidemment. 

Ferdinand : Quand Ferdinand la rencontre, il devient fan de sa caisse, qui s'appelle Voitura 666... et la voiture d'Ulrika finit par manger la sienne ! Du coup, Ferdinand est ultra-déçu. Par la suite, ils se rencontrent dans d'autres contextes. Par exemple, dans Chasse aux Sorcières, un morceau que l'on a fait en featuring avec Supershotgun et que l'on va clipper, Ferdinand devient un chasseur de sorcières parce qu'il se dit "ça ne peut plus durer, elle a bouffé ma voiture, et tout". Alors il se met à faire du rap et à être plein de testostérone... mais c'est bien sûr un nouvel échec ! RDV Au Cimetière est une rencontre beaucoup plus proche du réel, c'est d'ailleurs le seul morceau où Ulrika chante en français... Chaque morceau est un épisode. Tu vois la série What if ? sur Disney+ ? C'est un truc Marvel où chaque épisode pose la question "qu'est ce qu'il se serait passé si ?", eh bien nous c'est un peu ça : chaque chanson demande "qu'est ce qu'il se serait passé si Ferdinand était un chasseur de sorcières ? Si Ferdinand et Ulrika étaient adolescents au même moment ?". On brode donc autour du thème de la rencontre entre ce personnage qui veut à tout prix être une vraie gothique et cette sorcière qui n'est pas vraiment une gothique mais qu'il identifie comme telle. 

Ulrika : J'aimerais bien insister sur la figure de la sorcière. Aujourd'hui, elle a été pas mal mobilisée mais je pense que c'est une figure hyper intéressante, déjà pour être hyper-punk, mais aussi en quête de puissance et enfin à l'intersection des normes, des cadres. C'est quelque chose que j'ai très envie de développer avec ce projet. Il y a par exemple une chanson dans laquelle Ferdinand dit "j'adore tes mains qui me serrent, tes doigts qui me pénètrent" : on a envie d'être dans ce type de renversement, c'est à dire une femme en quête de puissance... et un homme en quête d'être pénétré ! 

Ferdinand : On s'amuse beaucoup à déconstruire ces schémas de virilité. 

Ulrika : Plus que "gothique", je pense que c'est surtout ça qu'on défend. Le gothique, pour nous, c'est bien sûr une couleur, on sait qu'on va parler aux gothiques, mais en général on se rend compte que les personnes qui sont touchées par notre travail ne sont pas forcément des "vrais gothiques" mais plutôt des gens qui ont de la tendresse ou de l'intérêt pour ce mouvement et sont surtout intéressés par un élan de liberté, un élan de jeu, un élan d'inventivité. 

Ferdinand : Oui, a priori, si on te laisse être gothique, ça veut dire qu'on te laissera être qui tu veux ! 

Ferdinand, tu disais tout à l'heure être devenu gothique en découvrant Laibach... Ce n'est quand même pas le truc le plus accessible ! Comment est-ce qu'on tombe dans la "marmite du gothisme" ?
Ulrika : Moi, c'était l'album Herbstleyd ou l'EP Rasluka Pt. II de Nargaroth, un groupe de black metal. Dans la chanson Abschiedsbrief des Prometheus, il y a des cris de Nazgûls que j'adore ! Ce n'était pas une identification "gothique", c'était le black metal : qui sont ces gens qui hurlent ? Après, je crois que j'avais un intérêt plutôt littéraire, par exemple Ann Radcliffe avec Les Mystères d'Udolphe, quelque chose d'un peu plus "élitiste". En gros, j'étais attirée par l'étrange du XIXème siècle, le symbolisme m'a plu à fond ! Finalement, je suis allée vers des références plus communes bien plus tard, comme Anne Rice par exemple qui a mis en forme des obsessions qui étaient partagées. 

Ferdinand : Eh bien moi, si, c'était bien Laibach ! J'essaye de me souvenir d'un numéro particulier d'Elegy... Le jour où je découvre ce magazine, je ne découvre pas tant le magazine que la compilation qui allait avec et qu'un pote avait chez lui. Je me demande ce que c'est, ce disque noir, et si je peux l'emprunter. De mémoire, je crois que je découvre coup sur coup Laibach, This Morn' Omina et peut-être même Punish Yourself. Je découvre cet ensemble de trucs très différents mais qui avaient comme point commun d'être dark et alternatif. En écoutant toute la compil', je réalise qu'il n'y a peut-être qu'un seul morceau que je n'aime pas. Bon, par la suite, après avoir vraiment écouté tout Elegy et tout D-Side, je me suis rendu compte que la réalité était plutôt qu'il n'y avait peut-être qu'un seul morceau que j'aimais vraiment ! Mais au début, je pétais les plombs ! Mais qu'est ce qu'il se passe, pourquoi tous les morceaux sont si bien ? Qu'est ce que c'est que ça !? Il y avait des trucs batcave, des trucs electro, des trucs metal... Le seul point commun, c'est que c'était sombre. Et je me suis dit "mais en fait, j'adore !". J'adore quand c'est sombre ! De fil en aiguille, voilà, tu te mets à chercher. A l'époque on avait les peer-to-peer, je tapais "gothique" et je téléchargeais tout ce que je pouvais, je mettais la main sur tout ce que je trouvais. J'ai acheté une compil' à la fnac qui s'appelait "Gothic Music" ou quelque chose comme ça, en trois CD avec une pochette dégueulasse, une nana mal détourée avec une rose et tout, et moi j'étais à fond dedans ! Je découvre Covenant, Like Tears in Rain, et wouah, c'est incroyable, c'est la ballade des gothiques !  Je découvre Type O Negative, etc. C'est vraiment un moment foisonnant où j'adore tout ce que j'écoute. Comme mes parents ont été punks, ils me disent en plus que ce que j'écoute vient de tel ou tel truc et ils me font à leur tour découvrir des choses comme The Cure et à chaque découverte les pièces du puzzle se mettent en place. Je réalise alors qu'en fait, ce puzzle est une énorme chauve-souris et j'adore tout ce qu'on peut mettre dedans ! Ça s'est fait progressivement, mais j'étais prédestiné à tomber dedans.

Est-ce qu'il faut avoir atteint un certain âge pour avoir le recul d'assumer être des vrais gothiques ?
Ferdinand : Je ne sais pas comment ça se passe, je ne sais pas si les petits enfants qui nous ont vus ce soir se disent "j'ai envie d'être comme ça".

Ulrika : Ils ont sept ans, je pense qu'ils sont prêts !

Ferdinand : En tout cas, ils étaient super attentifs et disciplinés. Il y en avait qui dansaient, d'autres qui applaudissaient, d'autres qui écoutaient... Il y en avait qui regardaient Ulrika pendant tout le concert, y'a une petite qui l'a vraiment fixée de la première à la dernière note ! Je sentais que quand je disais "alors on va vous parler d'EBM", ils détournaient un peu le regard en mode "mais qu'est ce qu'il nous raconte, lui, nous on veut voir la sorcière !". Pour en revenir à ta question, on ne va pas se mentir, il y a un truc avec l'adolescence. Tu te cherches, tu veux trouver ta place, et le mouvement gothique t'offre un petit cocon de tissu bre-som sur lequel tu te loves et te plais à te regarder être triste, à écouter de la musique sombre et à vouloir danser en même temps, tu ne sais pas vraiment ce que tu veux... Enfin, c'était comme ça à mon époque. La vérité, c'est que je ne sais pas comment on devient goth aujourd'hui, ni à quelle période ça se passe. Qui sont les gothiques d'aujourd'hui ? Je ne suis pas sûr de le savoir ! Mais je veux savoir... et je veux qu'ils viennent nous voir !

Ulrika : Pour moi, ça revient à la question de l'identité et je pense profondément qu'on est composés de plusieurs identités, qu'elles sont mobiles et fluctuent selon les endroits, selon les personnes, selon les moments et les contextes. Je pense que pour moi est venue avec l'âge la compréhension de la nécessité des masques. C'est un truc qui m'a pris du temps, je trouvais que c'était de la fausseté. Je disais que je ne croyais pas aux masques sociaux, que c'était fake. Aujourd'hui, quand je suis sur scène, j'assume à fond ce masque gothique, ce qui me laisse aussi la place de développer mes autres identités. Il y a aussi des moments pendant lesquels je fais des maths et je fais à fond des maths ! Je pense donc qu'il faut comprendre que les choses sont fluctuantes et qu'on peut obtenir de meilleurs résultats en exploitant au maximum ces identités comme des rôles qui vont nous servir à réfléchir, à interagir, à avoir des émotions, et que c'est mouvant. En tout cas, quand on a le masque, il faut lui faire confiance pour bien voir tout ce qu'il a à nous dire. C'est quelque chose que j'aime beaucoup par exemple chez Ursula Le Guin, une autrice de science-fiction, qui parle de ses personnages comme s'ils s'adressaient à elles. Elle ne dit pas "je suis créatrice de ce personnage" mais plutôt "j'ai été surprise de voir ce que ce personnage avait à me dire". Je pense que pour atteindre ça, il faut revendiquer l'identité tout en sachant que c'est une chose qui va bouger. Il faut trouver cet état, où tu as suffisamment confiance pour t'engager tout en sachant que d'une seconde à l'autre ça peut être remis en question.

Parlons de choses un peu triviales : vous n'avez actuellement que trois titres trouvables sur internet mais vous en avez évidemment joué bien plus ce soir. Quand pourra-t-on les écouter chez nous ? Avez-vous des sorties de prévues ?
Ulrika : Là, on travaille sur un premier EP. Souffrant tous les deux d'un TDAH, on a des petites difficultés de priorisation des tâches ! Chasse Aux Sorcières et Tellement Hâte d'être Démoniaque sont presque finis, on a un EP de six titres qui va bientôt sortir mais on a aussi un clip de prévu pour Chasse aux Sorcières, le morceau qu'on a fait avec Supershotgun. On a commencé à le tourner et on ne va pas tarder à le finir.

Ferdinand : Oui, Supershotgun est là avec son armure et tout, et aussi surprenant que ça puisse paraître, c'est cohérent avec notre univers. Il y aura de la synthwave et des guns dedans parce qu'il est passé par là ! La rencontre marche bien et on est très contents de ce featuring. Côté date de sortie, on vise bien sûr Halloween. On aura forcément une actu à ce moment-là, que ce soit l'EP ou le clip.

Vous avez aussi un petit fanzine, Gothique Magazine. Qu'est ce qui vous intéressait avec ce format ?
Ulrika : On a fait ça parce qu'on estime qu'on est aptes à donner aux gens des indications sur les façons de devenir de vraies gothiques ! On pense qu'il y a deux ou trois choses à maîtriser, par exemple la danse de "je cherche mes clés", "la danse des chauve-souris" ou la danse de "retirer les toiles d'araignée".

C'est quoi tout ça ? Moi je connais juste la danse du pas chassé en regardant par terre !
Ferdinand : Ça ressemble à la danse de "je cherche mes clés", ça ! On l'explique très bien dans Gothique Magazine numéro 1

Ulrika : Je pense que la vraie raison pour laquelle on a fait ce fanzine, c'est qu'on aime beaucoup raconter des histoires tous les deux. On aime s'amuser et créer du lore. En plus, je suis hyper attirée par les objets manufacturés, le papier... On a fait la maquette sur canevas et j'ai tout relié à la main avec du fil de broderie, j'ai fait le petit cachet à la cire de bougie qui représente un labyrinthe... La plupart des illustrations sont aussi de moi. Je pense qu'il y a l'idée de faire un bel objet, tout simplement. On en a profité pour bosser avec des copines. Il y a une interview de Vaentine Cuny-Le Callet, une autrice de BD incroyable... On remarque aussi avec Une Vraie Gothique que l'on croise beaucoup de gens qui nous disent "ah oui, moi aussi j'étais gothique quand j'étais jeune, ça me rappelle des souvenirs" : ils ont envie de partager leurs souvenirs.

Ferdinand : Il y a une rubrique "ton premier souvenir de gothique", justement. On a demandé à l'écrivain Laurent Fétis, à Mickaël Stobbart et à d'autres gens sympa d'y répondre. On a aussi mis un astro-gothique pour savoir quel est ton signe de gothique, comme par exemple Sombre Bovin ou Jumeau Maléfique, et savoir si ça va bien se passer dans ta vie... spoiler : la réponse est non, bien sûr. Il est illustré par Iris Yassur, une super illustratrice qui nous a fait le grand cadeau d'illustrer cette rubrique. 

Ulrika : On est encore sur un truc d'adolescence, en fait. Tu vois, quand t'es ado et que t'as des magazines : le magazine sert aussi à créer de l'identité. Tu le lis pour t'affirmer dans une identité et en même temps, en le lisant, ça te donne des tips. C'était un peu pour rejouer sur ce truc, être "un vraie gothique". On est d'accord, c'est absurde, mais en même temps c'est beau ! C'est très premier degré parce qu'on voulait que ce soit beau.

Donc vous êtes vraiment très premier degré ?
Ulrika : Ouais !

Ferdinand : Je pense qu'on est un peu les deux... C'est à dire qu'on peut être complètement premier degré tout le long, mais si tu as envie d'y voir du sous-texte, tu peux aussi. 

Ulrika : En fait, on est troisième degré. Le un et les deux en même temps ! Avec la même adhésion aux deux niveaux de lecture. Quand je suis sur scène, que je fais mon rituel et que je demande aux gens "est-ce que je suis mauvaise ? est-ce que j'ai tort ?", je leur demande vraiment. C'est comme ça que j'ai envie de le vivre. Par exemple il y a un morceau où je raconte que je suis toute seule tout le temps et c'est le bordel dans ma tête, c'est très sérieux. Ce n'est qu'à ce prix-là que ça existe. Il faut être totalement sérieux... et en même temps réussir à avoir un peu de distance.

Malgré vos personnages, malgré le maquillage, vous mettez donc vraiment de vous dans ces rôles et ce projet ?
Ulrika : Ce rôle est en fait le revers de mon visage, ou plus exactement d'un de mes visages. J'en ai beaucoup d'autres.  

Vous avez un morceau qui s'appelle Metz Noire. Au-delà du jeu de mot, pourquoi Metz ? Avez-vous un rapport spécial à cette ville ?
Ulrika : Les masques tombent : je suis née à Lyon mais j'ai grandi à Metz. J'apprécie cette ville. J'adore la pierre de jaumont, une pierre de calcaire avec laquelle sont construits beaucoup de bâtiments à Metz et lui donne une couleur un peu jaune / dorée. Je n'ai pas retrouvé cette atmosphère ailleurs.

Metz au VIIIème ou IXème siècle était un haut lieu du chant grégorien ! C'est à dire que le chant grégorien, tel qu'il a été théorisé et diffusé, c'était sous Charlemagne et grâce à l'évèque de Metz Chrodegang. C'est lui qui a énormément participé à la formalisation, la théorisation et l'écriture du chant grégorien, que l'on appelait à l'origine le chant messin ! Donc déjà, pour cette raison, j'adore Metz. Ensuite, c'est aussi la ville de naissance de Bernard Marie Koltès, un auteur de théâtre que je trouve fascinant parce que ses textes ont l'air plat quand on les lit mais se mettent à exister quand on les dit. 

Ce que j'apprécie aussi, c'est un côté un peu "histoire ratée". Il y a comme une grosse mélancolie... On ne va pas se mentir, j'ai passé une adolescence assez solitaire et je pense que d'une certaine façon, la ville répondait à mon sentiment de solitude. Entre cette cathédrale magnifique qui parle d'un autre âge qui est complètement révolu, ces pierres dorées qui peuvent faire croire que c'est une ville merveilleuse... en fait, moi, je n'éprouve que de la solitude. Mais pas une solitude en mode, je ne sais pas, Le Havre, quoi. Ça, ça aurait été black metal ! Je trouve que Metz a un côté un peu rond, accueillant, avec sa gare, sa poste... Il y a quelque chose dans ses bâtiments qui fait un peu allemand, mais pour le côté merveilleux allemand des contes et leur bestiaire avec par exemple le Graoully... alors que dans la rue Taison, il est dégueulasse le Graoully, avec ses vieilles pattes de poulet ! Et nous on est là : "ouais, c'est l'emblème de la ville", c'est absurde ! Mais en même temps, j'aime le bruit des pavés dans Metz, j'aime le fait qu'il y ait un plan d'eau. Il y a un côté foutraque, un peu. Et ce que j'aime énormément, c'est qu'il y a beaucoup de rue avec de l'ombre, vraiment. La nuit, quand tu marches, tu as parfois l'impression qu'il n'y a personne : on en revient à une solitude mais qui n'est, à mon sens, pas angoissante parce qu'il y a toujours la couleur dorée des pierres. J'ai toujours aimé le fait que ça ne soit pas une ville spécialement étudiante parce que de toute façon je n'aimais pas sortir avec des gens quand j'étais adolescente, je préférais regarder des films expressionnistes allemands toute seule chez moi et lire des bouquins ! Quelque part, cette ville me rattachait au passé.

Donc Metz, ville gothique ?
Ulrika : Oui, je pense. Pour l'anecdote, sur Metz Noire, on a demandé à Noir Boy George le droit d'utiliser ce jeu de mot parce qu'il a appelé un de ses albums comme ça. Il nous a dit que ce n'était pas lui qui l'avait inventé donc on pouvait faire ce que l'on voulait. Bref, voilà. J'aime Metz. Et je préfère Metz à Nancy ! Pour conclure, c'est ça Metz, il y a un côté déception mais aussi plein de surprises. Ce n'est pas une ville dans laquelle tu vas en avoir plein les yeux, mais il y a de l'espace...

 

Une Vraie Gothique prévoit donc de revenir vous hanter pour Halloween avec son premier EP, ou un clip. D'ici là, vous pouvez réviser la danse des toiles d'araignées en les retrouvant sur Spotify, YouTube, Instagram et Facebook, où ils visent les 666 followers (mais pas plus, hein, n'allez pas dépasser ce chiffre fatidique).

à propos de l'auteur
Author Avatar

Pierre Sopor

Rédacteur / Photographe