Audiotrauma Fest 2k19 - Jour 1 / Storm Club @ Prague (01 mars 2019)

Audiotrauma Fest 2k19 - Jour 1 / Storm Club @ Prague (01 mars 2019)

Pierre Sopor 5 mars 2019 Pierre Sopor

Pour la quatrième année consécutive, le label français Audiotrauma organisait son grand rendez-vous à Prague, ville accessible géographiquement et financièrement pour un public venu d'un peu partout en Europe. L'événement, mettant en avant des musiques industrielles et électroniques souvent expérimentales, exigeantes et passionnantes, est devenu d'autant plus indispensable que le Maschinenfest a tiré sa révérence il y a quelques mois. En 2019, le festival se tient dans un nouveau lieu : après avoir admiré Prague et ses hordes de touristes venus se faire pigeonner il est donc temps de se diriger vers le Storm Club, une salle assez proche du centre-ville pour être facile d'accès mais assez éloignée pour qu'on puisse y respirer. Le sous-sol est vaste, le staff au top, il y fait sombre, le plafond est bas et les lumières roses et vertes nous plongent dans un univers cyberpunk approprié à l'événement. Avec sa sélection souvent pointue, Audiotrauma a presque une mission pédagogique : en faisant découvrir des projets toujours fascinants, le label éduque l'oreille des amateurs de musiques industrielles depuis plus de quinze ans. L'affiche de ce premier jour de festival, qui ne se limite pas aux artistes du label, le prouve : la musique n'est pas faite pour être consommée rapidement et la démarche d'Audiotrauma a aussi quelque-chose de militant : ceux qui étaient à l'heure pour découvrir HINTERWELT l'ont vite compris.

HINTERWELT

HINTERWELT est l'oeuvre de Renaud-Gabriel Pion, qui officie également dans ATONALIST. Sur scène, il est seul avec sa clarinette basse avant de passer à la clarinette turque, accompagné uniquement des sonorités électroniques qu'il associe à ses instruments à vent. On avait pu découvrir avec ATONALIST un certain goût pour la musique savante et un côté tourmenté apporté par les clarinettes : HINTERWELT confirme cette tendance alors que l'émotivité que dégage son instrument vient se heurter à la froideur des machines. La performance de cet artiste dont uniquement les jambes sont éclairées sur scène, jouant seul dans la pénombre, semble tout droit sortie d'un film de David Lynch : il y a quelque chose d'irréel, d'à la fois séduisant et sacrément hermétique. HINTERWELT n'est pas là pour être "fun" ou "sexy" et assume entièrement de proposer une musique riche et déstabilisante qui fait sortir l'auditeur de ses zones de confort. C'est une belle preuve de respect de la part de l'artiste que de faire confiance à l'ouverture d'esprit de son public et sa capacité à apprécier des choses nouvelles et c'est aussi une entrée en matière idéale pour un festival qui s'annonce riche en découvertes. Notez qu'un album, Hinterwelt-in Silico, est attendu pour le printemps ou l'été de cette année et qu'on espère bien vous en reparler.

PETROLIO

On vous parlait récemment de PETROLIO et son album L+Esistenze (chronique), oeuvre mélancolique et anxiogène. Sur scène, Enrico Cerrato se cache derrière un écran projetant des extraits de films en noir et blanc, découpant aussi le set en "chapitres". Mélange entre ambient et noise, la musique de PETROLIO est hantée et atmosphérique. Cerrato a soigné sa performance live : l'homme a beau disparaître derrière son dispositif, entre les projections de l'écran et la lumière verte qui accompagne tout le concert, on se retrouve catapulté dans une parenthèse à nouveau irréelle, un autre monde plus contemplatif où le temps ralentit. On se demande parfois ce que les musiciens font derrière leurs machines. Enrico Cerrato, lui, souffle de temps à autre dans un didgeridoo, travaillant encore et encore ses textures sonores en y ajoutant cet élément organique inhabituel. Le soin et la sensibilité qui se dégagent de cette musique la rendent précieuse. Quelque-part, les gens présents pouvaient être contents que la salle ne soit pas encore pleine : tassé dans la foule, on n'aurait pas apprécié de la même manière ce moment intimiste qui, du coup, n'appartient qu'à ceux qui ont eu le bonheur d'y assister.

KIRDEC

C-drík alias KIRDEC affiche un CV fascinant : créateur de musiques électroniques ayant travaillé avec des dizaines de projets différents, il produit également des artistes "expérimentaux" venus d'Asie et d'Afrique. Après HINTERWELT et PETROLIO, il fallait peut-être commencer à hausser le ton avec une musique plus agressive et ça tombe bien : ce que nous propose l'artiste, à nouveau caché derrière l'écran et son ordinateur, permet à ceux qui avaient des fourmis dans les jambes de s'agiter. Prônant l'ouverture d'esprit,  KIRDEC est un touche à tout musical et mélange des influences industrielles, noise, hip-hop, dubstep, breakcore, avec parfois des touches plus "ethniques". Alors qu'il enchaîne les morceaux avec un flegme assez amusant (jamais il ne perd sa concentration ni ne quitte son travail des yeux), on ne peut s'empêcher de rêver à l'impact que sa musique aurait avec un ou deux percussionnistes sur scène. Après deux premiers concerts plus ambiants, le public du Storm Club a en tout cas été secouée une première fois avec KIRDEC.

FLINT GLASS + COLLAPSAR

C'est désormais au tour de deux artistes de s'associer, toujours dans la pénombre et derrière ce grand écran : FLINT GLASS et COLLAPSAR ont croisé leurs univers le temps d'un set. Les initiés ont pu reconnaître les touches de l'un et de l'autre et apprécier un mélange harmonieux qui prend des accents de bande-son de film. Entre ambient, electronica et indus, la rencontre de FLINT GLASS et COLLAPSAR est propice à l'introspection, ce que facilite les ténèbres du Storm Club (à défaut de simplifier la prise de photo, ha !). La musique est à la fois anxiogène, futuriste et contemplative et évoque les œuvres de science-fiction les plus pessimistes (le très cinématographique Sprengbagger1010 de FLINT GLASS et CENT ANS DE SOLITUDE donnait d'ailleurs le ton, dystopique). C'est donc le moment de laisser dériver son esprit jusqu'à des ruines de civilisations oubliées et se poser cette question fondamentale : est-ce que tous les artistes qui se produisent derrière cet écran portent-ils un pantalon ? Nul ne se rendrait compte du contraire.

HAUJOBB

Aussi fascinants qu'ils soient, les projets que l'on a pu découvrir sur scène jusque là avaient en commun une certaine immobilité : c'était souvent le travail d'un homme seul, dans le noir, derrière un écran et ses machines. L'arrivée de HAUJOBB apporte donc un certain vent de fraîcheur : ils sont trois sur scène et, pour la première fois de la soirée, il y aura du chant : une touche d'humanité qui vient trancher radicalement avec la froideur industriels des concerts précédents. Le groupe originaire de Leipzig a sa horde de fans et le Storm Club est bien rempli quand le show commence. L'ambiance est immédiatement électrique : ça remue et crie dans le public. Si les trois musiciens semblent avoir du mal à tous tenir sur la petite scène, ça ne fait qu'ajouter à l'énergie de l'échange avec le public, facilité par cette proximité et l'intimité que crée l'obscurité. Daniel Myer, que l'on retrouve également dans ARCHITECT et RENDERED incite d'ailleurs la foule à tout donner et, malgré quelques petits couacs et larsens, HAUJOBB est l'étincelle dont avait besoin le Storm Club pour s'enflammer (ça, et les pintes à deux euros comme la République Tchèque sait si bien les servir).

SONIC AREA

Il est minuit largement passé quand le set de SONIC AREA débute. Du temps, des pintes, HAUJOBB et pas mal de musique sont passés par là. Alors que la fatigue pourrait commencer à avoir raison de certains, c'est au contraire un véritable souffle d'air frais qu'apporte Arco Trauma sur scène. Tout d'abord visuellement : l'ajout de lumières noires et ce masque réfléchissant en font le show le moins ténébreux de la soirée : il y a de la couleur, et même du fluo ! Qu'est ce que ça fait du bien d'y voir ! Musicalement ensuite : les mélodies de SONIC AREA sont entêtantes, accrocheuses et les rythmiques font mouche. C'est à la fois hypnotique et puissant. Enfin, il y a ce personnage qui prend vie sur scène : pas question ici de se cacher derrière un écran, Arco Trauma est à l'avant de la scène derrière son éternel masque. Muet et dépourvu de visage, il instaure à lui seul un climat de mystère que sa silhouette longiligne rend étrangement inquiétant. Sa gestuelle réussit à plaquer une expressivité qu'on n'aurait pas soupçonné à ce masque, mais l'absence de visage au sommet de ce corps permet au public d'y transposer les émotions qu'il veut et, finalement donne vie pour de bon à ce personnage. Il y a un peu du magnifique A Ghost Story dans ce masque futuriste qui remplace le drap blanc muet du film de David Lowery, un peu de Silent Hill dans les mouvements d'Arco, quand il se penche vers nous, la tête tournée vers le côté. Mystère, poésie, fantômes : le génie de SONIC AREA sévit aussi bien dans la musique que la mise en scène, pas évidente quand on est seul derrière un fatras de machines et de câbles. Il y a des moments où une forme de magie opère, quelque-chose qui doit se vivre et qu'aucune captation ou photo ne saurait rendre. Ce concert en était un : c'était LA performance à ne pas rater ce premier jour.

RENDERED 

Difficile de passer après SONIC AREA. Et puis il est deux heures du mat, environ. La salle s'est vidée et les courageux qui restent ne sont pas là pour compter les colonnes qui soutiennent le plafond : il faut les secouer pour maintenir tout le monde éveillé. Ça tombe bien, la musique de RENDERED n'a rien d'une berceuse. Le mélange de techno, d'EBM et d'indus déménage sévèrement. Si l'on se retrouve à nouveau dans une configuration avec deux mecs (peut-être en slip) derrière un écran dans le noir, le duo formé par Daniel Myer de HAUJOBB et Clément Perez (14ANGER) fait tout le job nécessaire pour éviter une quelconque lassitude de s'installer. Les survivants de la soirée peuvent donc y laisser leurs dernières forces et on en profite pour saluer un curieux type qui portait un bonnet à ponpon et des lunettes jaunes qui, à lui tout seul, était un spectacle bien fun (le mec s'amusait par exemple à s'asseoir sur scène pour ouvrir d'un coup sa veste à la manière d'un exhibitionniste, allez savoir pourquoi).

Cette première journée a permis de découvrir sur scène des artistes ayant tous un univers propre et unique. Si la répétition de projet avec une personne seule sur scène aurait pu lasser ou paraître froide, la richesse et la variété des musiques proposées justifiaient à elles-seules d'être attentif à ce qui se passait dans la salle des concerts. Sinon il était possible de traverser le couloir et de profiter d'un des DJ sets de la soirée, où l'on retrouvait notamment Ophelia The Suffering (ECSTASPHERE), Benjamin Schoones (NOIRE ANTIDOTE), [S20] ou Armando Insilico (ĀLEPH ). Enfin, s'il était nécessaire de faire un break, il restait le bar, ses canapés et ses bières. Les plus courageux pouvaient essayer le Club Mate, un soda qui donne l'impression d'être un pote du club sauf qu'en fait c'est au maté et c'est dégueulasse. Et les plus affamés pouvaient toujours aller s'échouer dans l'improbable truc qui vend des burritos à côté de la salle, toujours ouvert à trois heures du mat', dont les lampes suspendues au plafond étaient recouvertes de sombreros et la musique avait de curieuses intonations witch-house. C'était top. Pour la deuxième journée, c'est par ici.