[Série] The Sandman

[Série] The Sandman

Pierre Sopor 16 août 2022

Titre : The Sandman
Créateur : Neil Gaiman, David S. Goyer, Allan Heinberg
Année : 2022
Avec : Tom Sturridge, David Thewlis, Gwendoline Christie, Jenna Coleman, Boyd Holbrook, Vivienne Acheampong 
Synopsis : Après des années d'emprisonnement, le Seigneur des Rêves commence son périple à travers les mondes pour retrouver ce qu'on lui a volé et récupérer son pouvoir.

Le projet d'adapter pour le cinéma Sandman, l'impressionnante série de comics créée par Neil Gaiman à partir de 1989, ne date pas d'hier. Mais comment transposer à l'écran une intrigue aussi longue, aussi complexe ? Comment donner vie à ces personnifications de concept (les rêves, la mort, la folie, le désespoir), ces visions oniriques insaisissables ? Comment se dépatouiller avec un univers et des histoires qui piochent aussi bien dans la fantaisie que l'horreur psychologique, le drame social et la fable philosophique ? Impossible, évidemment. Après plusieurs projets avortés, c'est la plateforme de streaming Netflix qui a hérité du bébé et s'est lancé dans une adaptation en série. Le résultat est visible depuis le 5 août. Nous vous faisions part de nos doutes et nos craintes l'an dernier, quand on vous parlait de ce chef d’œuvre de la bande-dessinée (dans cet article). L'heure du verdict est arrivé : Sandman version Netflix est là, et Sandman cartonne (pour l'instant).

En gage de bonne foi et pour rassurer des fans (on sait comme ils peuvent être difficiles), Netflix laisse Neil Gaiman superviser le projet, de quoi garantir une fidélité à la vision de l'auteur mais aussi rabattre le caquet à certaines critiques venant de ses fans les plus réactionnaires (un paradoxe, quand on lit l’œuvre, qui faisait exister dès la fin des années 80 des personnages d'origines, d'orientations sexuelles et de religions diverses). Une actrice noire pour jouer la Mort ? Pas de problème, après tout, les Endless ne sont que des concepts personnifiés et leur apparence varie selon qui les voit : au fil de ses histoires, Dream est notamment apparu sous les traits d'un chat ou d'une plante, mais également avec la peau noire. Gwendoline Christie pour incarner Lucifer ? "Lucifer étant un ange, je ne vois pas le problème au fait qu'une personne à ma connaissance dépourvue de pénis incarne un personnage dépourvu de pénis" rétorque l'auteur. John Constantine qui devient Johanna Constantine ? Les droits du personnages sont retenus par HBO, et Lady Johanna étant son ancêtre créée par Gaiman, autant lier les deux (et proposer au passage sous les traits de Jenna Coleman la meilleure version vue sur écran du personnage créé par Alan Moore). A ceux qui hurlent à une dénaturation de l’œuvre par la "woke culture", Gaiman peut répondre que Sandman était déjà "woke" il y a trente ans, qu'il en est fier, et qu'il pense être assez bien placé pour connaître le sujet. Et toc !

Au final, peu importe ces polémiques dignes de la fange d'internet. Seul le résultat compte et malgré nos réticences, malgré nos craintes, malgré la tendance qu'à Netflix à tout aseptiser et tout lisser derrière son esthétique léchée, force est de reconnaître que le Royaume du Rêve a fière allure sur petit écran. Si le début de la série sent un peu trop l'exposition laborieuse, de légères adaptations et simplifications pertinentes de l'histoire et ses personnages permettent à Sandman de rapidement faire exister son univers, le rendre intelligible... mais aussi d'éviter les aspects les plus "super-héroïques" des premiers pas du héros réinventé par Gaiman, qui, à la fin des années 80, voulait certainement rassurer l'éditeur DC Comics. John Dee (David Thewlis, toujours merveilleux) est un des grands gagnants de ces ajustements et n'est plus un super méchant enfermé dans le célèbre asile d'Arkham mais gagne une nuance touchante et une réelle épaisseur.

Dans sa version papier, Sandman est particulièrement dense, très littéraire, on pourrait même dire érudit. En série, la richesse et les tournures ne sont pas (trop) diluées et, petit miracle, les acteurs collent de façon littérale au texte sans que cela ne dérange. Il faut souligner la justesse de l'intégralité du casting, impeccable : Thewlis et Coleman sont parfaits, bien sûr, mais Kirby Howell-Baptiste en Death est probablement la meilleure idée du show. Elle incarne parfaitement cette mort compatissante, amicale, humaine. On peut par contre tiquer sur Tom Sturridge (certains rêvaient de Tom Hiddleston ou Benedict Cumberbatch : le choix d'un acteur méconnu est bien plus judicieux) : tout reposait sur ses épaules et s'il s'en sort très bien pour incarner un Dream inflexible, snob et boudeur (sa voix, notamment) mais le pauvre acteur est peut-être un poil trop jeune, trop lisse et son look trop "normal" et humain pour dégager la majesté gothique irréelle d'un personnage inspiré par Robert Smith et Peter Murphy... là, on a plus un mélange de Trent Reznor jeune et de Robert Pattinson dans Twilight. Ce qui ne l'empêche pas d'être, lui aussi, très juste. Mais s'il relance la mode emo, on lui en voudra beaucoup !

A l'image des comics, les épisodes de la série Sandman sont très variés : des histoires de magie noire, de l'horreur, de la mythologie, de la poésie mais aussi des épisodes contemplatifs faits de dialogue (le meilleur moment de la série arrive avec l'épisode 6, The Sound of her Wings, parenthèse douce-amère qui permet à Dream de gagner en humanité). Un choix courageux de la part de Netflix, au risque de perdre certains spectateurs amateurs de rythme trépident et d'action frénétique. Ouf ! Sandman respecte un rythme lent et ne fait pas dans le tapageur et le spectaculaire à tout va. La seconde partie de saison, adaptation de The Doll House, traîne un peu en longueur et peut ainsi surprendre en partant dans une direction nouvelle et en introduisant des personnages en apparence insipides mais qui deviendront essentiels par la suite (Lyta Hall, Rose Walker).

Mais alors, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Eh bien... non. Jusque là, nous avons souligné le respect de la série pour son matériau d'origine, sa fidélité aux personnages et à l'intrigue, s'autorisant de mineurs ajustements pour moderniser et alléger ce qui avait besoin de l'être. Mais cette fidélité est à double tranchant, et c'est finalement aussi le plus gros défaut de Sandman. Peut-être en raison de la présence de Gaiman à la tête du projet, peut-être à cause des enjeux, Sandman manque d'audace sur écran. Sa fidélité de tout instant vire parfois à une forme de servilité, et de là nait alors l'éternelle interrogation : à quoi bon regarder la série, si elle ne fait que suivre les comics, en un peu moins bien ? Pourquoi ne pas simplement relire l'intégrale de Sandman, au lieu d'attendre dix ans que la série atteigne la conclusion de l'histoire (si elle n'est pas annulée d'ici là) ?

Si cette interrogation est valable pour toute adaptation (rappelez-vous comment Robert Rodriguez et Zack Snyder transposaient presque case par case Sin City, 300 ou Watchmen mais réussissaient quand même à passer à côté de certains propos essentiels de ces œuvres, les neuneus !), elle est plus problématique dans le cas de Sandman. Dans Sandman, il est question de rêves, d'imagination, de ce qui fait l'essence des histoires, et donc de créativité. Il peut sembler paradoxal que la série, finalement, ne s'autorise aucun autre rêve que celui de copier une œuvre vieille de trente ans. On peut aussi déplorer, dans cette frilosité trop servile, un manque de fantaisie : au cours de sa longue vie, Sandman est passé par plusieurs dessinateurs et l'identité visuelle des comics était radicalement différente d'une histoire à l'autre. La série, elle, se contente d'une rassurante uniformité et d'une mise en scène fonctionnelle mais sans génie. Imaginez un peu ce que Sandman aurait pu être en passant entre les mains de réalisateurs aux univers visuels forts (Del Toro, Jodorowsky, Selick...), ou si chaque épisode chamboulait ses codes esthétiques, passant par exemple par de l'animation en stop-motion ou du noir et blanc de manière à embrasser pleinement un aspect expérimental mais aussi la liberté et la folie des rêves. L'épisode spécial ajouté par la suite par Netflix va cependant dans une bonne direction, adaptant en animation Dream of a Thousand Cats avec un casting de luxe (David Tennant, Sandra Ho, James McAVoy, Gaiman lui-même...).

C'est là tout le paradoxe de cette série : Sandman ne se permet pas de rêver assez fort et manque un peu de folie. Cette première saison se contente de coller au mieux à la création de Neil Gaiman et au final ne réussit "seulement" qu'à animer des cases dessinées. Mais elle le fait très bien, et, vu l'incroyable qualité de la source, le résultat est forcément une série très réussie. Mieux encore : si l'on ressent le cahier des charges esthétique de Netflix et un certain lissage pour se rendre accessible à un large public, Sandman n'est pas trahi, pas appauvri, et n'est pas un énième blockbuster décérébré et cynique. Au contraire, la série est parfois assez exigeante, souvent surprenante pour les néophytes, et vu le succès qu'elle remporte jusque là, ça prouve que le grand public sait aussi apprécier qu'on ne lui parle pas comme à un labrador lobotomisé. Pas si mal pour quelque chose réputé "inadaptable".

On espère désormais deux choses : que le succès (s'il se confirme) de la série donne un peu plus de courage à ses créateurs pour être (encore) plus ambitieux... Et que ceux qui découvrent cet incroyable univers se tournent désormais vers sa version papier, dont on ne redira jamais assez combien elle est formidable et unique.