Chronique | Rome - Gates of Europe

Pierre Sopor 24 août 2023

Fidèle aux principes qu'il s'impose depuis les débuts de Rome en 2005, Jérôme Reuter continue son exploration de l'histoire et de la culture européenne au rythme d'un album de Rome par an. Toujours élégant, l'artiste a beau rester pudique sur ses opinions politiques, il n'a jamais caché son attachement à l'unicité de l'Europe, son rejet du fascisme et, par-dessus tout, l'importance de la paix. Gates of Europe est un album hanté par l'invasion russe en Ukraine, un sujet abordé frontalement par Jérôme Reuter, qui non seulement soutenait déjà l'Ukraine dès 2015 lors de la guerre du Donbass mais fut aussi le premier artiste étranger à y donner un concert après le début de l'invasion en 2022.

L'introduction de l'album nous plonge d'emblée dans l'ambiance anxiogène de cette guerre avec cette superposition d'annonces de journalistes, cette nappe qui monte petit à petit et, au loin, des percussions dont la réverbération évoque des explosions. Si Rome n'a jamais été un projet léger, Parlez-Vous Hate apportait une certaine ironie qu'on ne retrouvera évidemment pas ici. The Death of a Lifetime envoie cependant un message d'espoir conquérant. La voix de Reuter suffit toujours à immobiliser le temps et saisir notre attention et le Luxembourgeois y prolonge les expérimentations électroniques et synthpop d'Hegemonikon paru l'an dernier. 

Entièrement dédié à son sujet, Gates of Europe ne propose aucun chamboulement majeur d'un point de vue musical mais est dans la suite logique des récents travaux de Reuter. Comme s'il avait voulu mettre en valeur le message ou en contrebalancer les ténèbres par la beauté, il opte en effet pour une approche accessible et séduisante à l'oreille, entre chanson et folk avec des pointes électroniques à l'image d'ailleurs de ses derniers travaux. Les aspects les plus industriels et martiaux de Rome ont beau être remisés au placard, ils ressurgissent le temps de l'anxiogène Eagles of the Trident. En continuant à défendre sa vision d'un Europe démocratique en paix, Reuter enchaîne les hymnes au courage des Ukrainiens, mêlant mélancolie et revendications avec son élégance habituelle sans perdre de vue une efficacité immédiate (Yellow and Blue, Our Lady of the Legion). C'est vibrant tout en restant sobre, poétique tout en ayant les deux pieds dans la fange du réel, déprimant mais non dénué d'espoir. L'artiste a toujours su jongler habilement avec les ténèbres et les éclaircies et il le prouve à nouveau. Comme s'il cherchait à apporter un réconfort aux victimes de la guerre, il s'empare de l'atrocité du sujet et s'exprime avec sa sensibilité si particulière entre austérité et poésie, proposant une succession de morceaux plus tournés vers la beauté et la délicatesse du son que l'angoisse.

En raison de son contexte partiuclier, Gates of Europe sera forcément un album à part dans la discographie pourtant massive de Rome. Dévoué corps et âme à sa cause, Rome n'a jamais été aussi explicite. On ne le comprend que trop bien : après avoir passé presque deux décennies à chanter sur les guerres du passé et les dangers du fascisme, Reuter ne peut que constater avec amertume que l'horreur n'a jamais de fin et hante de nouveau le Vieux Continent. Aussi bien thématiquement que musicalement, Gates of Europe peut donc être vu comme une synthèse ou un aboutissement de la carrière de Rome : à la fois glaçant et galvanisant, mais surtout superbe.