Il y a tout pile dix ans, Mora Prokaza sortait son premier album : un black metal sans surprise que les Biélorusses Farmakon et Isvind exécutaient avec respect des codes du genre, sans génie mais sans rien de honteux non plus. Et puis, petit à petit, leur son a gagné en étrangeté et en personnalité pour totalement basculer avec l'album By Chance en 2020 et muter en une bête avant-gardiste hybride entre trap et black metal, mais pas uniquement, puisqu'on y croise un tas d'instruments totalement improbables dans ce contexte. Le duo vient de signer avec Dark Terror Temple et de sortir un nouveau gros EP / petit album, Crawling Through Time, à peine un an après l'EP Autumnal.
Les initiés ne seront pas dépaysés par I Breathe. Les autres se demanderont dans quel bon on les a plongés : folie et créativité se déchaînent alors que l'on retrouve tous les ingrédients que l'on aime chez Mora Prokaza. Il y a ces aboiements et grognements scandés, de l'accordéon, des cuivres, ce mélange entre théâtralité presque grotesque, mélancolie hallucinée et outrance clinquante. Farmakon rugit et déclame, narrateur monstrueux et guide facétieux qui s'amuse à nous perdre dans cet univers sombre et imprévisible. Mélanger trap et black metal, d'autres l'ont fait (Ghostemane pour le plus célèbre, ou récemment CBZK nous séduisait avec son EP Dybuctwo). Cependant, l'expressivité de Mora Prokaza et l'usage d'instruments aussi variés le rapproche peut-être plus de la démarche d'Igorrr pour ce grand écart constant, ce goût pour l'extravagance, cet appétit d'ogre pour les expériences "contre-nature", croisé avec le black metal de Pensées Nocturnes où musique de cirque et accordéons s'incrustent et sèment la dissonance. Sauf qu'avec Mora Prokaza, on ne rigole pas du tout.
Crawling Through Time est crade. Ça tient à sa production, certes, mais aussi à son ambiance et à cette voix démoniaque. On n'y vient pas faire la fête : écoutez donc cette menace qui plane dans la brume de guitares au début de Snail avant que les borborygmes de Farmakon ne se calent sur un beat hypnotique et que des chœurs ne se mettent à incanter. Les cuivres se lamentent et répandent leur spleen dans les ombres de The Betrayer alors que de grosses basses nous assomment, Out of the East nous piège sous son chapiteau hanté et que quelques corbeaux crient au loin, échos des croassements desséchés du cadavéreux chanteur.
Mora Prokaza s'adresse à ceux en quête de découvertes, d'étrangeté, d'atmosphères sombres à la fois agressives et mélancoliques, à chaque personne qui rêve de nouveaux cauchemars, à ceux qui se fichent des étiquettes. Vous en avez assez que les musiques transgressives respectent aussi sagement les codes ? C'est pour vous. Vous voulez entendre du banjo, du piano et de l'accordéon dans une ambiance poisseuse et de la trap scandée par un démon biélorusse ? Comme on vous comprend ! Crawling Through Time est une nouvelle expression de la singularité de Mora Prokaza, un truc opaque, mutant, qui agacera les puristes un brin coincés et ennuyeux mais amusera beaucoup ceux qui s'y retrouvent dans les monstres-patchwork de savants fous.