Chronique | Cosey Fanni Tutti - 2t2

Tanz Mitth'Laibach 25 juin 2025

Après la séparation de Throbbing Gristle en 1981, Genesis P-Orridge a gardé l'influence psychédélique et les messages de révolte plus ou moins inspirés à la tête de Psychic TV, Peter Christopherson a fait vivre le goût de l'expérimentation sonore fracassante au sein de Coil, tandis que Chris Carter et Cosey Fanni Tutti ont conservé la froideur et le minimalisme implacable tout en leur insufflant de plus de rythme qu'il n'y en avait généralement chez le groupe fondateur de l'indus, aussi bien ensemble sous le nom de Chris & Cosey puis de Carter Tutti que séparément sur leurs albums solos respectifs, ou encore en trio avec une artiste anglaise d'une autre génération, Nik Colk Void, sous la forme de Carter Tutti Void. Pour notre plus grand bonheur, le couple est toujours actif au bout d'un demi-siècle d'expérimentations en tout genre ; cette fois, c'est donc Cosey Fanni Tutti qui revient nous présenter son dernier album solo en date 2t2.

Après l'oppressant Tutti de 2019, ou après les froides dérives instrumentales de l'album Triumvirat de Carter Tutti Void la même année, 2t2 nous surprend immédiatement par son caractère plus vivant, plus organique. Le cœur des quatre premiers morceaux est constitué de boucles électroniques aux rythmes tendus dans la plus pure tradition de l'industriel, néanmoins la voix de Cosey les enveloppe, chantant peu mais respirante et vibrante, parlant quelquefois, se prolongeant en de longues perditions ou reprenant son souffle, sans ménager les effets de réverbération ; l'électronique évolue indépendamment d'elle, inexorable, et cependant c'est bien la voix qui porte la mélodie. Il ne faut pas compter sur Cosey Fanni Tutti pour user de ficelles telles que l'accélération du tempo, un crescendo brusque ou le martèlement d'un riff : ce qui intéresse l'artiste britannique, ce sont les émotions induites par les sons en eux-mêmes, qui imprègnent lentement mais sûrement notre esprit. Ici, ce que l'on ressent le plus est donc l'opposition entre la vie incarnée par la voix humaine, qui sans cesse s'abandonne pour ensuite reprendre force, et la mécanique implacable qui fait battre notre cœur d'angoisse. C'est que l'état d'esprit de la créatrice s'y prêtait : ainsi qu'elle l'a dit à plusieurs reprises, Cosey Fanni Tutti a composé cet album dans une recherche de résilience face à son inquiétude pour l'état du monde ainsi que des épreuves personnelles.

Si Curæ et Stound demeurent un peu trop aériennes pour pleinement nous emporter sur cette première partie de l'album, on se laisse en revanche immédiatement séduire par l'anxiété et la force de To Be, où les boucles se répondent et s'opposent tandis que résonnent obsessionnellement les paroles de Cosey. On atteint véritablement le sommet sur Never The Same : les nappes glaciales, les sifflements et le son du saxophone résonnant dans le vide, associés à une boucle étonnamment douce, créent une atmosphère d'une solitude effroyable, dans laquelle la voix de Cosey elle-même frémit de désespoir. Ce titre nous tourmente encore longtemps après l'écoute.

2t2 nous réserve cependant encore bien des surprises. Avec Stolen Time et les pistes suivantes, l'album se fait soudain bien plus apaisé ; les battements rythmés disparaissent au profit d'ambiances délicatement construites par la superposition de sons, qui s'accumulent et se répondent par touches progressives. Pour subtiles qu'elles soient, les mélodies demeurent suffisamment présentes pour qu'on ne sombre jamais dans la pure ambiance, qui serait forcément un peu creuse ; au contraire, on observe se déployer ces mondes sonores avec une calme fascination. Ce sont des émotions différentes que 2t2 construit ici : si elles varient considérablement d'un morceau à l'autre, ce qui les unit est le sentiment d'avoir retrouvé une forme de confiance dans l'introspection, on ne ressent plus l'anxiété de forces extérieures contraires, ce qui nous permet de construire autre chose intérieurement.

Passant d'un sommet à l'autre, c'est bien Stolen Time le plus marquant parmi eux. Une harmonie pleine de nuances se créé entre les longs appels du saxophone, une électronique très douce et la voix songeuse de Cosey ; la solitude et l'égarement deviennent ici délicieuse accalmie. L'impression de reconstruction s'accroit au fil de ce que construisent lentement les pulsations et l'harmonica de Respair, de la chaleureuse Threnody où le bruit de machines nage souterrainement à la mélodie des nappes de synthétiseur. Les deux derniers morceaux sont plus rugueux : Sonance est une pièce de drone qui s'étend dans l'espace de nappes inquiétantes, Limbic est un voyage à travers une suite de sonorités lugubres, comme si nous plongions cette fois face à nos ténèbres intérieures.

En l'espace de seulement quarante minutes, Cosey Fanni Tutti nous a fait connaître un album d'une variété extraordinaire. Si l'on aimé les dernières créations de l'artiste, pour ne rien dire des classiques de Throbbing Gristle et Chris & Cosey, on développe une affection particulière pour 2t2 en raison de la diversité incroyable qu'il associe à sa maîtrise. Des deux parties de l'album, la seconde a finalement été la plus intéressante, à la fois plus lente et plus riche d'expériences sonores. S'il faut plusieurs écoutes pour pleinement appréhender la richesse du disque, on reste durablement impressionnés par les ambiances de Never The Same et Stolen Time. Sans jamais céder à la facilité, Cosey Fanni Tutti livre ici un album splendide, nouveau coup de maître à la suite d'une carrière qui a déjà tant apporté.

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