Chronique | Lila Ehjä - Clivota

Pierre Sopor 25 janvier 2024

La nuit accompagne Lila Ehjä depuis ses premiers pas avec son one-woman band et un premier EP, (la nuit en finnois) qui nous avait déjà fait forte impression. C'est donc avec une anticipation certaine que l'on attendait de retrouver son mélange d'influences obscures (indus, post-punk, cold wave, etc) toutes réunies sous l'étiquette "froide wave", mais aussi cet équilibre entre nostalgie et contemporanéité, poésie et atmosphères urbaines concrètes, détachement sobre et mélancolie poignante avec son premier "long" entièrement fait maison, Clivota.

Des tendances se dessinent. Lila Ehjä aime jouer avec les langues : après les errances nocturnes scandinaves, Clivota nous emmène en Roumanie. "Elle cligna des paupières" disent les traducteurs automatiques, mais le mot est plus insaisissable. Déjà, ce premier album évoque la fugacité, la délicatesse, mais aussi les Carpates, le mystère ou, tout simplement, le simple fait de préférer fermer les yeux sur le monde. Chacun y verra ce qu'il veut. La langue, toujours, quand l'artiste s'amuse avec ses titres en francisant toutes ces "waves" et démarre son album avec une Intro Vague où, déjà, la guitare se lamente et la réverbération fait tomber un brouillard froid.

On apprécie dans Clivota ce que l'on avait aimé dans et comment Lila Ehjä avec son univers, mélange l'éthéré au tangible, sa musique évoquant aussi bien les errances spectrales d'une âme en peine que la lumière des néons sur les lampadaires. On est surpris d'y déceler une menace nouvelle : The Book, dans ses répétitions, a un côté mystique qu'appuie plus tard la frénésie incantatoire de Worship et ses nappes noise opaques alors que Rust nous saisit avec sa froideur cinglante, cette colère contenue, ce dédain sans pitié... et une guitare qui donne vie à une brume épaisse à la frontière du black metal atmosphérique dans ce qu'il a de plus impressionniste. Le résultat est dense et hypnotique. On pense alors aussi bien à Kas Product qu'à Boy Harsher, mais en plus oppressant.

La poésie du morceau-titre et sa boite à rythme hivernale ou le mélange entre urgence post-punk et ténèbres industrielles de Ghost Love dessinent un paysage désolé, froid. Lila Ehjä s'écoute quand le soleil détourne ses rayons, quand la silhouette des platanes nus se découpent sur un fond fait de barres d'immeubles mornes et de ciel terne. Et puis, au détour d'une bidouille synthétique, Clivota s'égare aussi vers des directions avant-gardistes, toujours entre modernité et hommage aux expérimentations passées. En fin d'album, l'hallucinée Noyades à la saveur introspective funèbre et Oudrone (un "jeu de maux", encore) appuient ces ambitions bruitistes. Lila Ehjä cite Dario Argento dans son dossier de presse : quoi de plus giallesque, finalement, que de se perdre dans un décor urbain labyrinthique au son de synthétiseurs dissonants et psychédéliques, et où les seules couleurs et lumières sont, bien sûr, artificielles ?