Chronique | FÏX8:SËD8 - Octagram

Pierre Sopor 2 octobre 2025

Martin Sane aime le chiffre huit. On le savait déjà, il y en a deux dans le nom de son projet Fïx8:Sëd8. C'est cool, huit, ça ressemble au mot nuit... et ce dans pas mal de langues indo-européennes : acht / nacht, eight / night, otto / notte, ocho / noche et même en breton avec eizh / noz, en latin avec octo / noctis et en persan avec hasht / nashj ! Existerait-il un complot linguistique international qui, si l'on garde en mémoire que le huit est aussi symbole de l'infini, sous-entendrait qu'une nuit éternelle s'apprête à s'abattre sur le monde ? Navré de vous décevoir, il s'agit en fait d'un pure hasard propre à certaines familles de langues... Néanmoins, Octagram gravite autour du huit : huit morceaux d'environ huit minutes. Oublions nos divagations : Fïx8:Sëd8 rappelle que huit est bel et bien symbole d'infini, un concept utilisé par les religions organisées pour contrôler et effrayer les masses. 

On connaît déjà le goût de Martin Sane pour les cauchemars électroniques tortueux hérités de Skinny Puppy (dont il est un des descendants les plus marquants, jusqu'aux performances live), Frontline Assembly ou Velvet Acid Christ et l'artiste pousse un peu plus le bouchon avec Octagram. Sans oublier les mélodies et les rythmiques accrocheuses, il s'est lancé le défi d'opter pour une approche plus progressive, profitant de la longueur des morceaux pour mieux nous perdre.

Prenons alors, nous aussi, le temps d'errer dans les brumes synthétiques de The Unborn qui nous hypnotise progressivement avec ses samples. L'empilement a quelque chose de psychédélique, on n'écoute pas Fïx8:Sëd8 pour consommer un truc en arrière-plan. Il faut s'y consacrer pleinement, se laisser emporter par trois bonnes minutes de préambule avant que la vois sinistre de Martin Sane ne commence à psalmodier dans une ambiance de rite religieux cyberpunk. Ça pulse assez pour que nos corps répondent, mais il se dégage quelque chose de spirituel et d'inquiétant de la musique. Sa diction lugubre et sa voix de robot qui s'est descendu un bidon d'acide à la Nivek Ogre nous servent de guide pour traverser l'album, à la fois repère auquel se raccrocher et monstre grotesque grimaçant dans la nuit.

Les samples utilisés sont bien souvent les derniers mots de condamnés à mort. Octagram est donc un album littéralement hanté par des fantômes, leurs actes et leurs fins. Même quand ce n'est pas le cas, comme dans Lesson in Humility qui cite le flm The Brain from Planet Arous (un sample que vous avez peut-être déjà entendu par exemple chez Tiamat dans Lucy), la tonalité reste à la fois sinistre et mystique, évocatrice d'un "après" hypothétique. La mort hante Octagram et les nappes de synthés instaurent également des pauses contemplatives plus lumineuses qui permettent de créer contraste et relief. On n'en est pas rassurés pour autant tant leur connotation sacrée semble ironique et en décalage avec l'angoisse qui infuse tout l'album.

On traverse différents paysages hallucinés, différentes textures. On frissonne avec la glaçante Blisters, dont la musique contraste avec l'intensité des dernières paroles de Kelsey Patterson, condamné à mort et exécuté plus de dix ans après son procès, en 2004, malgré sa maladie mentale : "give me my life back", hurle-t-il avec rage et désespoir. Se diriger vers l'infini l'esprit apaisé ? Tu parles !  L'horreur qui rampe ici est bien réelle et le ton se durcit assez régulièrement (la froideur horrifique de la mélodie de New Eden que ne renierait pas Suicide Commando, la rythmique de Tyrants, les Oathbreaker vociférés sur le morceau du même titre) pour maintenir l'auditeur dans une situation constante d'inconfort. Bien qu'Octagram laisse la place à l'introspection, il maintient une tension et une menace permanente et d'autant plus imprévisible que les directions prises par les morceaux sont difficiles à prévoir. Impossible de méditer sereinement, entre le désespoir, la résignation, la détresse et les ricanements terrifiants qui surgissent régulièrement.

Quatre ans après The Inevitable Relapse, Fïx8:Sëd8 nous propose donc un ensemble ambitieux aussi bien thématiquement que sur la forme (on approche des 70 minutes de musique). Octagram n'est pas un album anodin : il n'exige pas moins que notre âme et notre engagement le plus total. Lui ne vous promet peut-être pas l'éternité mais il tord et plie le temps, jouant avec notre perception. On dit parfois que les fantômes sont des traces d'émotions particulièrement fortes. Octagram en est plein, véritable vaisseau fantôme flottant dans la froide immensité du vide que l'on aborde en prenant conscience du risque de s'y perdre pour l'éternité.

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Pierre Sopor

Rédacteur / Photographe