Chronique | Die Form - Mental Camera

Tanz Mitth'Laibach 21 mars 2021

"Le temps passe sans pitié, ne restent que les souvenirs et les rêves", nous dit DIE FORM. Il est certain que si le temps passe pour ce groupe presque aussi ancien que la scène industrielle, DIE FORM occupe une place prépondérante dans nos souvenirs et nos rêves, avec plus de quarante ans d'expérimentations électro-industrielles toujours très personnelles et perturbantes ! Après un album Baroque Equinox très réussi en 2017, le duo nous fournit donc un dix-huitième album intitulé Mental Camera, centré sur l'idée de pouvoir saisir le défilement de l'esprit humain et d'en faire une bande-originale comparable à celle d'un film de David Lynch. Le thème, en tout cas, colle bien au groupe, qui depuis toujours se distingue par son attrait pour les profondeurs du psychisme, là où beaucoup de ses confrères de la musique industrielle s'adressent davantage au collectif par des provocations visant l'histoire et la politique.

Il faut dire que le projet revêt cette fois une envergure particulière : DIE FORM accompagne l'album dans ses éditions limitées d'un livre entier exposant l'univers visuel que le duo associe à l'album, sorte de version grand format des livrets de photographies habituellement joints aux albums, où l'on retrouve la poésie dérangeante des photographies de Philippe Fichot, entre scènes irréelles, paysages au romantisme inquiétant, poupées malmenées et, par-dessus tout, érotisme lugubre ; encore plus que d'ordinaire, le groupe entend nous plonger dans une expérience totale, au-delà de la musique. La sortie de Mental Camera a en outre été suivie au format numérique de l'EP Au Cœur de la Nuit, comprenant deux versions supplémentaires de la chanson éponyme ainsi que deux morceaux inédits qui ont probablement été jugés trop éloignés de la thématique de l'album. Décidément, Philippe et Éliane étaient inspirés ! Mais qu'est-ce que cela nous inspire, à nous ?

Il apparaît rapidement que Mental Camera est très différent de Baroque Equinox. On reconnaît la marque de fabrique du groupe, dans ses boucles électroniques se tordant sur elles-mêmes, l'irruption de sonorités mécaniques et saturées brisant l'ensemble, la voix de Philippe tour à tour susurrante ou déshumanisée, le lyrisme paradoxal du chant d'Éliane et des nappes de synthétiseurs, mais l'ensemble est agencé de manière très différente de ce que l'on connaissait jusque-là ; Mental Camera est un album étonnamment linéaire et dont la musique instrumentale n'est pas au centre. Ce qui est au centre, c'est le chant, avec des paroles qui pour une fois sont presque entièrement en français et en sont d'autant plus naturelles. C'est ainsi que le groupe traduit sa thématique de la caméra mentale : l'album est une longue progression où l'on s'enfonce peu à peu dans l'esprit humain, obsédé par des paroles traduisant le monologue intérieur de la pensée, comme un long travelling dans les arcanes de notre cerveau !

Le concept est quelque peu déroutant, même quand on a l'habitude de DIE FORM -le seul point de comparaison qui vienne à l'esprit est le premier album Die Puppe où, en effet, un instrumental électronique minimal et répétitif progressait tandis que Philippe martelait ses paroles mystérieuses, mais la musique est ici plus riche et plus enveloppante ! Cependant, si perturbé que l'on soit, on ne tarde pas à être séduit ; les paroles sont délicieuses et délicieusement énoncées, les refrains obsédants à souhait, l'instrumental entre répétitivité cassante de l'industriel et onirisme nous entraîne irrésistiblement pour nous plonger dans les pensées incongrues et fantasmes morbides ou pour nous envoler dans le lyrisme suivant les morceaux, une fois que l'on s'est habitué à son étrange linéarité.

Et si l'on a eu un peu de mal à entrer dans l'univers de Mental Camera, on a rapidement du mal à en sortir ! Le premier morceau Au Cœur de la Nuit constitue déjà une entrée en matière saisissante, principalement grâce au chant d'Éliane ("Que je rêve, que je rêve..."), mais l'album se fait encore bien plus captivant sur des chansons où l'instrumental est plus développé, ainsi de Les Roses Sanglantes et sa passion ardente ou de Animal Memory où les paroles de Philippe et Éliane se défont (se dévêtissent ?) des catégories de la pensée. On a une agréable surprise avec Automatique, sorte d'auto-reprise du morceau Automatic Death de l'album Die Puppe, justement, mais avec des nappes de synthétiseur et un chant mordant qui lui donnent davantage d'ampleur. On finit par toucher le fond des profondeurs ténébreuses arrivé au morceau Théâtre de la Cruauté -l'expression est d'Antonin Artaud : cette chanson est une perle d'obsession introduite avec une douceur malsaine, on goûte tant l'instrumental noir et difforme que le glissement des paroles... Materia Oscura qui la suit immédiatement est du même niveau, on est hypnotisé par l'implacable mouvement de balancier sur lequel repose la musique et par les paroles dont le lyrisme enferme aussi bien la nature que l'obsession sexuelle et les machines ! L'album se fait plus léger après cela, en témoigne un Les Corps Purs très proche de KRAFTWERK, ou des morceaux plus dansants comme Insomniac Activity ou Black Nerves.

Une chose est sûre au sortir de Mental Camera : l'album nous aura fait une forte impression. Il est moins riche au niveau des sonorités et des structures que Baroque Equinox, cependant c'est aussi une expérience extrêmement aboutie grâce au concept qui imprègne tout l'album et aux paroles qui n'ont jamais été aussi réussies ni aussi mises en avant ! On reste fasciné par les morceaux Les Roses Sanglantes, Théâtre de la Cruauté et Materia Oscura, les plus réussis de l'album, dont on sent qu'ils nous hanteront encore longtemps. Ce n'est pas seulement un album à écouter mais une expérience à vivre, et on remercie DIE FORM de nous en avoir fait part !