BAD TRIPES : face à la mort et les apocalypses piteuses, l'humour comme souffle vital

BAD TRIPES : face à la mort et les apocalypses piteuses, l'humour comme souffle vital

Pierre Sopor 14 décembre 2025

Des grimaces, un metal indus théâtral et jouissif... et un cœur sombre où se mélangent le sordide du quotidien et une vraie tendresse pour les laissés pour compte : le cirque de Bad Tripes est un monstre unique. Leurs fulgurances poétiques fleurissent dans des charniers faits de mort, de violence et de beaucoup beaucoup de gros mots. Avec La Vie la Pute, leur dernier album en date (chronique), le réel prenait toujours plus de place en associant dénonciation de la bêtise crasse à de vibrants hommages à celles et ceux qui ont été brisés par la vie, avec comme toile de fond une fin du monde foireuse et pas du tout cinématogrpahique provoquée par une certaine pandémie. Toutes leurs outrances bravaches et leurs références rigolotes au cinéma d'horreur peuvent alors apparaître autant comme des réflexes de survie qu'un moyen de détourner temporairement notre regard de toute cette souffrance.

Nous avons profité de leur passage à Saint-Cyr fin novembre (on vous racontait ça par ici) pour discuter avec Hikiko Mori (chant), Seth (guitare) et Sir Mac Bass (basse, vous vous en doutiez). Alors, dire plein de gros mots en étant tous à poil, est-ce faire preuve d'une maturité pudique ? Et est-ce qu'on en a quelque chose à foutre, bordel, d'être adulte dans cette vie de merde pleine de connards ? Et Batman dans tout ça ? Le résultat est à leur image : dans un équilibre touchant et précieux entre humour, générosité sensible, grande gueule, noirceur... et avec plein de gros mots !

Crédit photo d'illustration : Philippe Ordioni

Tu dis quand même vachement de gros mots dans Bad Tripes !
Hikiko Mori : Je ne sais pas ce qui te permet de dire ça ! Pourquoi ça ne choque personne quand des groupes de metal qui chantent en anglais disent "fuck", "motherfucker" et tout ? En France, on dit très couramment "pute", "merde", "chier" et compagnie. D'ailleurs, "chier" on le fait même très régulièrement ! "Putain", quand on vient du sud, c'est pratiquement une ponctuation !

Sir Mac Bass : Comme le dit Lambert Wilson dans Matrix Reloaded, notre chère langue française est fleurie d'insultes en tous genres.

Les gros mots, finalement, c'est un peu comme des formules magiques ?
HM : Il y a des études scientifiques qui disent qu'être grossier aide par exemple à atténuer la douleur. Si tu te brûles et que tu dis des gros mots, ça aide à la supporter ! Moi, j'ai été une enfant extrêmement polie et pas du tout épanouie... J'ai commencé à m'épanouir dès que j'ai commencé à dire des gros mots. Je ne sais pas trop s'il y a un lien de causalité... C'est peut-être puéril, mais c'est libérateur. 

Est-ce qu'avoir des textes en français aussi trash ne jouerait pas contre vous ? Till Lindemann peut faire 18 chansons qui parlent de bite et de nichons mais il y a des mots qui coincent un peu en français...
HM : Toute considération de mœurs mises à part sur Till Lindemann, je trouve ses textes un peu con-cons. J'espère écrire des textes qui le sont moins. Même si je comprends totalement que les concerts de Bad Tripes soient un moment de joie, et que ça me plaît, c'est vrai que des gens ont du mal à nous prendre au sérieux à cause justement des gros mots. On nous prend pour un groupe rigolo. Je parle quand même beaucoup de suicide, de dépression, de désespoir, de maladie mentale, d'alcoolisme... mais comme je dis des gros mots, ah bah, c'est rigolo ! C'est bizarre.

Il y a très longtemps, une critique avait dit que j'étais extrêmement puérile et que je faisais de la provocation de gamine en faisant tout ça. Je pense que c'est à double tranchant de chanter en français et d'être une gonzesse, c'est la double peine ! D'un côté, il y a des gens que ça va rebuter et d'autres que ça va attirer. Ça peut attirer un public différent, ce qui fait qu'on a fait beaucoup de festivals punks l'an dernier, par exemple. On connaît toutes les toilettes sèches de France ! En grandissant, je suis plus allée vers le punk ou des trucs genre Lofofora avec des textes en français. Je partais du principe que comme on était un groupe français, on ne percerait de toute façon jamais à l'international, donc autant chanter en français ! Déjà qu'écrire est un travail de transformation de ta pensée, si en plus il faut traduire... Et puis ma voix est particulière, il faut aimer... Mais il commence à avoir pas mal de groupes qui chantent en français, avec pas mal de nanas également.

SMB : On l'entend quand même moins maintenant. J'ai débarqué dans le groupe assez tardivement et j'ai surtout entendu des gens qui nous remercient et disent "merci, j'allais très mal et vos textes m'ont aidé à sortir d'épisodes très noirs de ma vie". Mais aujourd'hui, même si ça évolue, les hommes ont peur des chattes et du mot "chatte", il y a un peu de ça, je suppose...

Mais alors finalement, quand on est artiste, est-ce que devenir adulte, c'est assumer de dire tous ces gros mots en étant à moitié à poil sur scène, sans se soucier de ce que vont dire nos parents ou nos mamies ?
HM : J'ai un énorme atout, mon père est mort... et je ne sais pas si je pourrais faire tout ça s'il était encore vivant. Avec ma mère, c'est tabou. Elle sait, mon frère sait, mais bon, tu n'es pas censé vivre pour tes parents. C'est vrai que j'ai perdu mon père à 19 ans et le premier concert de Bad Tripes date de la même année. Je me demande si j'aurais pu monter sur scène s'il avait été vivant... Franchement, si je dois choisir entre me couper une jambe ou que ma mère me voit en concert, passez-moi une lime à ongle et je me tranche la jambe direct !

SMB : Je me pose parfois la question : est-ce que je suis adulte aujourd'hui, à 38 ans ? J'imagine que grandir, à un moment, c'est être face à ses choix. Je n'ai pas de soucis avec Bad Tripes et ma famille, ma mère nous a déjà vus et a beaucoup aimé !

HM : Oui, la première fois qu'elle m'a vue, j'étais à poil avec une cartouchière, à gueuler "Hey regardez moi... Oh, Jocelyne, bonjour, enchantée" ! En revanche, être adulte, je ne sais pas du tout ce que c'est, je ne me sens absolument pas adulte. Être enfant, j'ai trouvé ça chiant. Je ne suis pas super fan non plus d'être adulte. Sur Life Advisor, je mets 1,5/5 à la vie. Mais s'assumer face à ses parents, c'est surtout assumer qu'on n'est pas leur copie, qu'on n'est pas leur prolongement et qu'on est un être humain à part entière. 

Sur le morceau La Vie La Pute, vous vous essayez au rap. Est-ce une expérience qui vous a fait peur ?
HM : Seth, qui est très fan de IAM et notamment de Shurik'N, voulait essayer quelque chose comme ça depuis longtemps. On ne va pas se mentir, je ne suis pas une très grande chanteuse avec une super voix. Donc pour moi, c'est plus les intonations et la langue française qui me guident. Des mots genre "pute", limite, ça fait déjà presque du beatbox ! La langue française est claquante, elle tape. C'est moins doux ou mélodieux que l'anglais, si je puis dire. Du coup, le français je trouve ça très bien en rap. Mais j'avais peur de me foirer, j'avais peur techniquement... Dès qu'il a composé le morceau, il n'y a plus eu de questions. J'avais juste peur d'être un peu ridicule ou de ne pas y arriver. 

SMB : On avait un peu peur de la réception du public, ou en tout cas on se demandait comment ça allait être reçu.

HM : Il y a toujours un peu d'appréhension quand tu tentes un truc comme ça. Il n'y a que quand tu fais un premier album, que personne ne te connaît et que tout le monde s'en fout de ton existence que tu ne te poses pas ces questions. Mais très honnêtement, on était entre deux confinements et tellement contents de nous, focalisés sur notre nombril, qu'on n'a pas eu trop peur, non. Et puis quand l'album est sorti, on a eu la surprise de voir que c'est le morceau qu'ont préféré pas mal de gens, y compris des métalleux. Je ne m'y attendais pas une seconde.

Seth : Moi, je n'ai jamais eu peur de la réception, j'étais sûr que ça allait le faire. Je voulais que ce morceau soit vraiment très pesant au niveau des paroles et je pense que rien ne met autant le texte en avant que le rap. Je pense qu'aucune mélodie aurait pu mieux le mettre en valeur. Et puis je suis quelqu'un de très instinctif : je savais que prendre les gens à contre-pied avec une chanson rap totalement assumée, comme j'aimais en écouter quand j'étais plus jeune, allait être bien reçu. Je ne sais pas pourquoi mais j'en étais persuadé. C'est devenu un des morceaux phare du groupe. 

Tu as d'autres instincts du genre pour d'autres idées inattendues ? 
Seth : Oui, mais je n'en parlerais pas maintenant ! 

Parce que tu n'en as pas encore parlé aux autres et que tu ne veux pas leur annoncer comme ça ?
Seth : Si, si, mais c'est pour le prochain album !

HM : Au début, il nous cachait ses idées mais maintenant ça va, on en parle !

Seth : On va éviter de trop en dévoiler pour le moment mais je bosse effectivement beaucoup à l'instinct et même si ça va complètement à contre-courant de ce qui se fait, il y a comme une voix qui me dit "ne réfléchis pas, laisse tomber, fais le".. et souvent le reste du groupe me suit ! 

SMB : Là, on planche sur le nouvel album et on est très chauds de sa proposition assez énigmatique, de sa ligne directrice ! Maintenant on se permet de mélanger notre musique avec d'autres choses selon ce dont on veut parler. 

HM : Oui, on pense au public mais on doit aussi penser à nous : il faut que ça reste ludique et intéressant pour nous aussi. Sauf le morceau pirate, là on n'était pas d'accord ! Il y a eu un accident de compo, je ne sais pas ce qu'il s'est passé ! Non, je ne veux pas faire le morceau pirate ! 

Hikiko, tu parlais du fond très sombre de votre musique, malgré les aspects plus fun. Pour vous, est-ce libérateur ou au contraire déprimant de remuer tout ça ?
HM : C'est vrai que ça peut être déprimant. A la base, j'ai fondé Bad Tripes pour aller mieux ! J'étais vraiment un cliché : gamine, j'étais première de la classe, j'étais grosse et je n'avais pas d'amis. Puis à partir de l'adolescence je me suis mise à écouter du metal, alors on me rejetait encore plus ! Maintenant, l'idée est de transformer la merde que j'ai dans la tête en quelque chose de positif, c'est recycler toutes ces ruminations, tous ces trucs qui me font souffrir, qui me hantent, m'empêchent de dormir... Pour moi, c'est à ça que sert l'art, prendre des choses terribles et essayer d'en faire un truc utile. On ne va pas jusqu'à dire qu'on essaye d'y mettre de la beauté, mais si au moins ça peut devenir un morceau qui fait danser les gens, c'est déjà ça. Ça peut faire du bien de gueuler certaines choses. 

SMB : Un exutoire. Lâcher ses tripes, sans mauvais jeu de mot. C'est ça le nom du groupe, c'est aussi con que ça.

J'ai l'impression que des chansons comme Gretel ou Sombre Pigalle sont aussi des chansons positives, elles ont un côté "vengeance des freaks".
HM : Gretel était un sujet imposé. Seth, notre guitariste compose les chansons et met des titres de travail, l'un d'eux était "Hansel & Gretel". J'ai eu envie d'écrire sur les contes puisque comme énormément de gens, je m'intéresse à leurs violences originelles. Ce qui me fume avec Hansel et Gretel, c'est qu'on dit toujours que la belle mère est une salope !  Alors oui, c'est une turbo-salope... mais le père qui accepte de larguer ses enfants dans la forêt parce sa nouvelle meuf lui dit de le faire, il n'a pas de colonne vertébrale, quand même ! Quelle grosse merde ! Du coup, moi je trouve ça normal que les gamins tuent le père ! Pour Sombre Pigalle, je ne vais pas entrer dans le militantisme parce que je ne suis pas militante, mais j'ai des copines travailleuses du sexe et j'avais imaginé cette espèce de bordel, une sorte de version porno de film de la Hammer. Je sais bien que tous les clients de prostituées ne sont absolument pas tous des gros porcs ou des pervers... mais j'aime bien que les gonzesses gagnent ! 

Ce qui est intéressant et cruel avec ses chansons plus positives et revancharde, c'est qu'elles semblent dire que le destin des gens en marge est soit de crever délaissés, soit de se venger, quitte à devenir un monstre...
HM : Dans la vraie vie, la violence est une chose qui me terrifie,  je suis vraiment une grosse hippie de merde. Je regarde à peine les actus parce que je peux être extrêmement monomaniaque et ce n'est pas bon de mettre le nez dans tant de noirceur. Nos chansons sont un défouloir et restent de la fiction. Ça me rappelle ce débat qu'il y avait quand j'étais gamine : "les jeux vidéos ça rend violent". Non, c'est un exutoire. J'adorais les jeux vidéos violents mais si je vois deux mecs bourrés se battre dans la rue à 30 mètres de moi, ça me glace. La violence me terrifie, les gens qui haussent le ton, ça me fait peur.

Tu parles de fiction, mais certains de vos morceaux sur La Vie la Pute quittent le registre des histoires fictives pour parler de vraies personnes, comme Afro Girl...
HM : C'est un morceau complètement biographique qui parle d'une travailleuse du sexe que j'ai connue. Elle s'était retrouvée à faire un mi-temps dans mon ancien taf et c'était ce genre de personne que tu ne peux pas ne pas voir. Elle était noire mais avec la peau blanche, une coupe afro insensée, des taches de rousseur, elle parlait extrêmement fort... Elle a voulu se lancer dans la musique mais pas mal de gens à Marseille n'ont pas aimé qu'une fille, travailleuse du sexe en plus, fasse du rap. Elle a été victime de harcèlement, elle a écrit un livre sous forme de très longue ordonnance, et au final, le 17 décembre 2019, j'ai appris sa mort.

Cette fille si vivante, qui riait tellement fort, qui était très bavarde, pétillante, s'était suicidée à l'age de 28 ans... Ça m'avait sidérée. Elle devait revenir travailler dans ma boite donc je l'ai annoncé à mes collègues... Et, alors qu'elle venait de se suicider, ils ont quand même fait le repas de Noël parce que bon, les courses étaient faites alors ça aurait été con de gaspiller... C'était irréel, j'avais l'impression d'être avec des fous. Je ne comprenais pas, c'est comme si tout le monde s'en fichait. Ça me hantait tellement que j'avais besoin d'écrire ce texte, où l'on m'entend chialer à la fin et je ne suis pas sûre de l'assumer totalement. C'est Seth qui m'a dit "allez, pleure à la fin", puis finalement "peut-être qu'on n'aurait pas dû", oui mais bon, du coup j'aurais pleuré pour rien ! J'avais peur que les gens trouvent ça ridicule.

Votre univers est souvent théâtral, avec plein des références au cinéma d'horreur... Et sur La Vie la Pute, entre Afro Girl, Valya, Apocalypse Now, etc, la réalité est bien plus présente. Finalement, est-ce que c'est ça devenir adulte : quand la vraie horreur, ça devient la réalité ? 
HM : En même temps, quand tu regardes l'actualité... Je vois parfois des faits divers tellement débiles que si tu le mettais dans un film, personne n'y croirait ! C'est vrai que la réalité nous a rattrapés. Comme beaucoup de gens, je n'ai pas très bien vécu le covid. C'était une période sombre. Et encore, je pense que je l'ai bien mieux vécu que d'autres parce je n'ai pas perdu mon taf, j'ai un chéri qui cuisine très bien à la maison, j'ai des chats... Par contre, beaucoup de gens autour de nous nous ont déçus. on a vu des témoignages d'égoïsme et d'hypocrisie assez bizarres. On a perdu des amis en raison de leur attitude. Je n'ai pas envie de relancer les débats mais c'était tellement absurde... Y'a des gens qui en venaient à préférer Raoult à leurs amis ! 

SMB : Ou ceux qui comparaient les gens qui ne voulaient pas se vacciner aux résistants de la Seconde Guerre Mondiale... Ça nous semblait un peu vulgaire et irrespectueux. Moi, j'ai rejoint le groupe juste avant le confinement, j'ai fait deux concerts avant que ça n'arrive. 

HM : On ne savait même pas si on allait reprendre les concerts. Seth, notre guitariste et membre original, était au chômage technique comme il est tatoueur et du coup il a beaucoup composé. Moi, je suis plus lente que lui mais je me suis mise à écrire parce que je me disais "on ne sait jamais, si un jour on se revoit quand même, si on ne meurt pas tous !". Bizarrement, alors que d'autres groupes ont splitté, le covid a été comme une renaissance pour nous car ça a été assez inspirant. Ça a été très décevant et déprimant à plein d'égards... et un peu réjouissant pour nous parce qu'on a pu enregistrer notre album en pseudo-clandestinité quand il y avait les couvre-feux. C'était plutôt cool comme expérience, c'était assez exaltant de sortir de chez nous et nous réconcilier avec la vie.

SMB : Ça donnait un peu de dynamisme à cette période assez sombre et morte d'un point de vue artistique. Comme on ne pouvait rien faire, c'était le bon moment pour faire un album. C'est vrai que du coup, il y avait pas mal de sujets de société qui étaient là.

On a parlé tout à l'heure du père dans Gretel ou de la revanche des femmes dans Sombre Pigalle. Ce côté un peu "guerre des sexes" se retrouve aussi dans votre façon de traiter l'imaginaire : on a parfois l'impression, avec des morceaux comme La Mauvaise Éducation ou Supermasochiste, d'un fossé entre le monde réel, avec des femmes qui meurent, et le monde des hommes qui sont un peu des "petits garçons" à qui on pardonne tout et qui ne pensent qu'à Batman et Superman...
HM : Oh, je ne veux pas être aussi caricaturale, il y a beaucoup de mecs qui souffrent aussi ! Mais quoi qu'en dise les "Incels sans Gretel", moi je trouve qu'être une fille, c'est quand même un peu nul. Je ne vois aucun intérêt à naître femme. Mon copain me dit qu'il y a le clitoris, super, ouais, c'est vrai, c'est le truc que plein de gens mutilent dans le monde, provoquant la mort des jeunes filles... ça en valait vraiment la peine !

Quand on cite Batman et Superman, dans Supermasochiste, on raconte l'histoire de Bob Flanagan, qui est un mec qui a quand même réellement souffert ! J'ai découvert le documentaire Sick: The Life and Death of Bob Flanagan, Supermasochist peu après la mort de mon père, donc voir le film d'un mec qui meurt en direct était assez intense. Bob Flanagan est une des personnes qui a vécu le plus longtemps avec la mucoviscidose. C'était donc Supermasochist dont on peut retrouver un portrait dessiné par Seth dans le livret de La Vie la Pute : il avait sa cape qui cachait du matos médical, son masque était un masque respiratoire, etc... Et il avait parodié Supercalifragilisticexpialidocious de Mary Poppins en incluant la mucoviscidose ! Le mec faisait des spectacles comiques pour adultes mais aussi des versions pour enfants : il allait rendre visite à des enfants malades pour leur chanter des chansons adaptées à eux. Pour moi, ça c'est un super-héros. Dans Sick, il rencontre une jeune fille qui va fêter ses 18 ans et qui a quitté les études parce qu'elle dit que ça ne sert à rien, comme elle va bientôt mourir. En fait, elle a découvert Bob Flanagan, qui était assez connu aux États-Unis, il y a eu des expos au MoMa, il a travaillé avec Nine Inch Nails, entre autres. Cette fille a finalement décidé de faire des études, elle a fini par se marier, a créé des associations, etc.

Donc elle est morte très jeune, mais grâce à cette rencontre, elle a tout de même eu une vie probablement plus belle et plus riche que la plupart des gens. Donc non, je n'ai pas envie de dire que les mecs vivent dans un monde de petits garçons avec leurs super-héros Marvel et tout, parce qu'en plus y'a plein de meufs qui se déguisent en Harley Quinn et se la jouent badass ! Moi, je ne suis pas une meuf badass, je suis un chaton effrayé sous la pluie. A Dunkerque. La nuit. 

Dans vos chansons comme dans tes réponses, on a l'impression que plus le temps passe, plus ça semble important pour Bad Tripes de donner une voix à ceux qui n'en ont plus ou que l'on n'entend pas.
HM : Pourtant, c'est aussi de plus en plus intime. Plus la vie avance, plus tu vis des trucs, plus tu rencontres des gens, plus tu t'ouvres aux autres en sortant du vase clos familial. Tu vois des parcours, tu as des gens que tu aimes qui meurent... Tu assistes à des injustices, tu découvres la vie, en gros. C'est très débile ce que je dis, mais c'est pour ça que notre univers s'élargit je suppose : plus on vit, plus on découvre des choses... Plus le monde me choque et plus les gens me déçoivent, aussi ! Certains me surprennent agréablement, mais c'est plus rare.

On a déjà parlé des gens qui ont inspiré certaines de vos chansons... Si demain vous devriez disparaître, comment aimeriez-vous qu'on parle de vous si vous deviez faire l'objet d'une chanson "à la Bad Tripes" ?
HM :
Que j'ai existé. Que j'ai été là et que mes textes ont peut-être amené quelque chose à quelqu'un.

SMB : C'est difficile comme question ! Je ne sais pas, je dirais.. quelqu'un qui aime les gâteaux ! Le drame c'est que ça ne servirait à rien puisque je ne serais plus là pour qu'on m'en offre !

Seth : C'est dur d'imaginer une chanson "à la Bad Tripes" si on n'est plus là, puisque ça ne serait plus Bad Tripes, mais il y a certains groupes dont on est proches qui ne se priveraient pas de nous rendre un bel hommage, peut-être. J'imagine que j'aimerais qu'on dise de moi que j'étais bienveillant, discret... comme Batman, quoi !

HM : Je me fais chier à dire que les mecs ne sont pas que des petits garçons qui veulent vivre dans le monde des super-héros, et c'est ça que tu aimerais qu'on dise de toi à ta mort !? Que tu étais BATMAN ?! Il est cool Batman, mais il utilise très mal son argent !

Est-ce que paradoxalement, votre côté très outrancier et théâtral, votre communication très axée sur l'humour, les vêtements qui tombent sur scène... ne serait finalement pas une forme de pudeur, dans le sens où ça détourne l'attention du cœur très sombre et plus intime de Bad Tripes ?
Seth : Je parle souvent de ça avec ma femme, justement. C'est vrai que sur scène on en fait des tonnes, moi je suis en mini-short / résille, on blague beaucoup... mais dans la vraie vie, je suis quand même assez pudique. Je n'aime même pas aller à la plage, je n'aime pas m'exhiber et tout ça. Mais sur scène, ce n'est pas vraiment moi, c'est le personnage du groupe. 

HM : Il ment, s'il ne va pas à la plage, c'est juste parce qu'il trouve l'eau trop froide ! Je ne sais pas si c'est de la pudeur ou juste pour éviter le pathos. C'est un peu comme faire des blagues tout le temps mais que tu ne vas pas bien, que tu es dépressif. On ne veut pas tomber dans le pathos mais si tu ne fais que du tragique, c'est le piège. En fait sur scène, ce sont des extensions de nous. C'est un peu ce qu'on aimerait être. Je reviens à l'adolescence, quand on regarde tous ces gens problématiques genre Marilyn Manson ou Rammstein et qu'on se dit "j'aimerais trop faire ça plus tard" !

En gros, quand tu fais de la musique une fois adulte, tu essayes un peu de réaliser ton rêve d'ado et tu te demandes ce que serait ton groupe préféré... Moi, je veux voir de l'outrance et des culs nus ! J'ai fait des performances avec Jean-Louis Costes et tout, donc la nudité ne me pose pas de problème. C'est super libérateur, c'est hyper agréable. Quand il fait chaud, c'est la tenue la plus confortable ! Je ne suis pas stupide ou naïve non plus, je sais très bien ce que ça peut provoquer et je ne vais pas m'étonner quand des mecs font des remarques libidineuses... Bizarrement, c'est un peu comme redevenir un enfant parce que tu ne poses pas de questions. C'est limite une nudité innocente ! J'ai tout à fait conscience que ce que je dis peut paraître très naïf, c'est une manière de parler, mais il y a cet abandon spontané. Parfois tu arrives à oublier la réalité. 

SMB : On a un côté forain aussi, le show pour attirer le chaland pour l'emmener dans les ténèbres.

Seth : On s'est rendus compte qu'on a même quelques fans qui se mettent aussi du scotch sur les tétons ! Il y avait un couple où le mec était torse nu avec les croix rouges sur les tétons et sa copine était en tee-shirt et avait les croix par dessus ! C'était adorable ! Et je me dis que ça a un côté un peu libérateur pour eux aussi. Le monde et nos chansons sont déjà assez pesants comme ça alors même pour nous, en interne, on a besoin de respirer. On a des messages à faire passer mais on a aussi besoin de dédramatiser. 

HM : Je parle de dépression, de tristesse, de faits divers horrible, de cinéma pas très joyeux... Mais l'humour reste le souffle vital. Quand je n'ai pas d'humour, c'est quand il n'y a vraiment plus rien à tirer de moi. Tant que je déconne, que je fais des blagues, c'est que le souffle de vie est là.  Sans humour, l'existence serait insupportable. Sans humour, autant faire comme Afro Girl...

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Pierre Sopor

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