En 2021, la formation alsacienne Crown sortait l'album The End of All Things. Le projet mené par le guitariste et producteur David Husser (passé par Y Front et LTNO, il a également travaillé en studio avec Alan Wilder et Peter Gabriel) et le chanteur / compositeur Stéphane Azam avait, dès son premier album Psychurgy, incorporé des influences industrielles frappantes à son mélange doom / sludge. Les choses prenaient un tout autre tournant avec leur dernier album au titre prémonitoire sur lequel Crown assumait pleinement son goût pour le spleen électronique... avant de mettre fin à ses activités. Avec Your Inland Empire, Husser et Azam s'entourent du bassiste Marc Strebler et du batteur Nicolas Uhlen pour construire un nouveau bloc de ténèbres synthétiques sur les fondations laissées par ce précédent projet : ce premier album éponyme peut très bien se voir comme une réincarnation et la suite de The End of All Things.
Si Inland Empire désigne une zone de la région de Los Angeles, c'est évidemment aux rêveries surréalistes et ténébreuses de David Lynch que l'on pense. Cette esthétique faite de noirceur urbaine se retrouve dans Your Inland Empire, avec ce que ça implique d'évocations (difficile de ne pas penser à Trent Reznor et ses différentes collaborations avec Lynch, justement). Scars nous introduit progressivement à un univers auquel le chant de Stéphane Azam confère une mélancolie qui, immédiatement, s'étale autour de nous comme un brouillard automnale confortable. Un écho de guitare se lamente au loin, porté par la réverbération. Il y a une lumière qui scintille dans Your Inland Empire, mais elle a la froideur moderne d'un néon. La voix, expression de l'âme, nous sert de point d'accroche et de guide. On est vite séduits.
Basse post-punk pluvieuse, beats synthpop accrocheurs, les goths se dandineront sur There is no Me, les bras ballants le long du corps et les yeux plongés dans le néant de leurs existences vides de sens. Pourtant, ça groove chez Your Inland Empire, le noir brille comme un diamant, l'humeur est plus douce-amère que franchement dépressive. Alors que les spectres de Killing Joke, Depeche Mode, des Young Gods et de Nine Inch Nails commençaient à tranquillement hanter le début de l'album, le ton se durcit drastiquement avec Edge of Perfection. Azam a un pied dans le metal, a travaillé comme ingé son pour Alcest et Abbath et chanté dans la formation thrash / sludge Hollow Corp. Le chant clair s'efface momentanément, les guitares mordent méchamment avant qu'un refrain à la VNV Nation (en moins festif, on vous rassure) ne jaillisse. Des surprises, des contrastes, des univers qui se mélangent naturellement.
Your Inland Empire associe ses influences allant du post-metal à la synthpop et y exprime son goût pour l'expérimentation et la richesse sonore avec un vrai sens de l'accroche. Des formules pop sont corrompues par des distorsions et nuisances électroniques, à moins que ça ne soit l'inverse. De ce contraste nait une beauté singulière, comme une vie organique qui éclorait parmi les décombres de béton d'un monde déshumanisé. Les contemplations oniriques se retrouvent secouées par des explosions telluriques, à l'image de l'intensité d'Undone, des guitares de Venom ou Chemicals qui rappellent le sludge coulant dans l'ADN des musiciens et viennent nous cogner dans l'estomac, à la fois jouissives et impitoyables, ou encore de la hargne viscérale du final de Myself Destruct.
Les orphelins toujours endeuillé par l'arrêt de Crown peuvent se réjouir : la fin de tout n'était que le début ! Ce premier album de Your Inland Empire est une première pierre posée sur les ruines des précédents édifices bâtis par les deux musiciens, se nourrissant de leurs expériences passées, aussi riches que nombreuses. Le résultat est un album de rock industriel aux influences new wave, darkwave, post-metal, doom et sludge, un truc à la fois méchant et poétique, mécanique et organique, contemplatif et rageur. Your Inland Empire nous embarque pour une virée nocturne aussi classe que fascinante, pleine de nuances, de sources d'émerveillements, de cauchemars dissimulés derrière les lumières ou de lumière scintillant au cœur des ténèbres.