Il y a des feux que l'on ne fait qu'attiser en essayant de les éteindre. Anna von Hausswolff est de ceux-là : les censures dont ses concerts ont fait l'objet en France sous la pression d'extrémistes catholiques n'ont fait que redoubler l'attention qui se porte sur la talentueuse musicienne suédoise. Fille du compositeur expérimental Carl Michael von Hausswolff, la chanteuse-organiste s'est montrée inclassable et fascinante dès son premier album Singing from the Grave voilà quinze ans, mêlant ambiances lugubres gothisantes, influences jazz ou soul et sonorités électroniques avec une puissance lyrique impressionnante ; nous avons particulièrement aimé son œuvre la plus sombre, l'album Dead Magic de 2018, et on se languissait d'un nouvel album studio depuis l'instrumental All Thoughts Fly de 2020.
On est donc enchanté que paraisse cette année son sixième album studio. Il y a de surcroît une force singulière dans le fait qu'il soit intitulé Iconoclasts : qu'a fait Anna von Hausswolff de sa carrière sinon briser les cadres existants, empêchant de sombrer dans l'idolâtrie ? Elle-même explique en interview que le thème central du disque est le questionnement et la libération auquel il conduit, qui permettent de trouver quelque chose de nouveau en s'émancipant d'une illusion, d'un système ou d'une relation.
Comme l'indique l'illustration en couverture, il ne faut pas compter sur Anna von Hausswolff pour rester enfermée dans l'image que nous avons d'elle. Au risque de nous prendre à rebrousse-poil, Iconoclasts est un album résolument lumineux, qui développe ses mélodies sans accroc et dont les sonorités restent douces. On peut dire que c'est un album pop, à sa manière. Et pourtant, Iconoclasts est tout ce que la pop n'est généralement pas : profond, puissant et par-dessus personnel, authentique.
Car si l'album ne nous frappe pas, il nous entraîne, nous porte à des hauteurs que l'on n'imaginait pas atteindre : ses mélodies sont pour la plupart construites comme des crescendos à tiroir, par lesquels on se laisse d'autant mieux emporter que l'instrumental est d'une richesse incroyable ; mis à part son orgue, le synthétiseur et les instruments habituels du rock, ce qui fait déjà beaucoup, Anna von Hausswolff a mobilisé plusieurs violons, un saxophone, une clarinette, un alto ou encore un violoncelle ! Jamais pourtant Iconoclasts ne donne l'impression d'être chaotique : tout cela est au contraire articulé avec brio, les cordes et l'orgue conférant à la musique une profondeur grave tandis que la batterie apporte son énergie rock et que le saxophone d'Otis Sandsjö se tord en mélodies sinueuses au premier plan. Et puis il y a le chant, qui fait un retour fracassant après l'album précédent ! On éprouve un immense plaisir à retrouver la voix d'Anna von Hausswolff, non pas tant pour son timbre aigu que pour la puissance qu'elle y met ; paradoxalement, alors que sa musique n'a jamais été aussi claire, le chant d'Anna, lui, finit souvent en cri, portant ses morceaux au déchirement. Mais elle ne le fait pas seule : on peut entendre sur Iconoclasts les voix de trois invités, Iggy Pop dont le timbre grave est utilisé comme élément de contraste avec celui de la Suédoise, la chanteuse américaine Ethel Cain ainsi que la sœur d'Anna, Maria von Hausswolff, qui travaille d'ordinaire comme directrice de la photographie.
On ne perçoit pas à la première écoute toute la richesse et la force de cet ensemble mais on se rend immédiatement compte qu'il porte quelque chose de fort, qui nous saisit de plus en plus au fil des écoutes. Ce qui nous envahit dans ces morceaux, c'est un sentiment de libération jouissive car la plupart sont construits de façon à ce que le crescendo nous donne l'impression d'échapper à l'adversité d'éléments plus statiques, inquiétants ou mélancoliques ; c'est échapper à ce qui pesait sur nous en se montrant iconoclaste qui nous donne ce sentiment de puissance.
Si le thème est affirmé avec force, les morceaux, eux, témoignent d'une grande diversité de structures et de sonorités. On se doute que sur tant de morceaux, il y aura des inégalités et c'est effectivement le cas : The Whole Woman où Anna chante en duo avec Iggy Pop est finalement l'un des moins marquants de par sa mélodie un peu trop lisse, mais même lui a son charme particulier grâce à l'ambiance grave qu'instaure son harmonie, tout comme la longue suspension éthérée de An Ocean of Time en collaboration avec le mystérieux claviériste Abul Mogard. On repère en revanche des pièces-maîtresses dans cet océan, les morceaux où le combat se fait le plus âpre : c'est le cas de The Iconoclast où le chant d'Anna von Hausswolff abandonne toute retenue pour crier son envie de changer les choses et plus encore de Struggle With the Beast, quasi-instrumental où le saxophone livre longuement bataille avant que la chanteuse ne vienne exposer la peur à laquelle elle doit faire face, le titre le plus épique de l'album. D'autres nous saisissent tout autant dans des registres différents : on vibre avec la tension lentement distillée par The Mouth, aux paroles tout en fragilité derrière laquelle se tient une force sauvage, on éprouve la rupture salvatrice de Stardust, on soupire même avec la ballade mélancolique Aging Young Women où Anna von Hausswolff et Ethel Cain unissent leurs voix à propos de la peur inculquée aux femmes de passer à côté de leurs vies si elles n'ont pas d'enfants à mesure qu'elles avancent en âge. Et puis il y a ce dernier moment poignant qu'est la fin de Unconditional Love, où les deux sœurs von Hausswolff s'abandonnent dans un refrain mémorable. De l'intro The Beast à la conclusion Rising Legends, une heure treize s'est écoulée sans jamais que l'on ne trouve le temps long tant Iconoclasts s'est montré fort et varié.
Nous qui aimons les musiques sombres, nous sommes éblouis. Iconoclasts est loin de la sobriété grave que nous avons aimé chez Anna von Hausswolff dans Ceremony ou des froides ténèbres de Dead Magic, plus proche de Singing from the Grave mais avec une puissance et une maîtrise bien supérieures ; et ce n'est donc pas sans étonnement que l'on constate que l'album d'Anna von Hausswolff le plus éloigné de ce que nous aimons d'habitude est aussi son meilleur à ce jour, sorte de point d'orgue de sa carrière... en tout cas jusqu'au suivant car on on ne doute pas qu'elle puisse nous surprendre une nouvelle fois.