En cet automne ultra-chargé en actualité musicale et en concerts, les parisiens amateurs d'audaces sonores et de bruits qui secouent étaient face à un choix cornélien : Attila Csihar, Iggor Cavalera et Verset Zero se produisaient à Mains d’Œuvres en même temps qu'Author & Punisher et Bong-Ra au Backstage by the Mill pour une soirée organisée par Cerbère Coryphée. Le récent Nocturnal Birding du projet industrial doom de Tristan Shone faisant partie de nos plus gros coups de cœur de l'année, nous ne pouvions pas rater le retour du machiniste en France en tête d'affiche, qui plus est avec cet alchimiste fou qu'est Jason Köhnen en première partie !
BONG-RA
D'ailleurs, Köhnen se fait désirer ! Peut-être en raison d'un public encore clairsemé, le concert débute une demi-heure plus tard que ce qui était annoncé. Tant mieux, ça laisse un peu plus de temps à la salle pour se remplir. Le chanteur / bassiste / cerveau malade derrière Bong-Ra est accompagné du guitariste Attila Kovacs et, ensemble, ils nous plongent dans leur enfer mécanique halluciné. Si le récent Black Noise (chronique) marquait le retour de Köhnen à un son plus agressif avec des expérimentations plus doom et atmosphériques, le live permet d'apprécier la variété des supplices et des folies de Bong-Ra.
Black metal, free jazz, doom, glitchs breakcore... Bong-Ra a tout essayé, torturé tous les sons dans tous les sens imaginables pour donner vie à des monstres sonores polymorphes, imprévisibles et souvent terrifiants et fait preuve d'une vraie générosité et d'une grande inventivité quand il s'agit de dérouter son audience. On pense à Aphex Twin qui se serait sali en compagnie de Mayhem, ou à du Igorrr sans l'opéra et les touches plus rigolotes, c'est lourd et rentre-dedans. En live Bong-Ra semble paradoxalement plus accessible qu'en studio et gagne une efficacité supplémentaire, avec sa lourdeur hypnotique.

Le set est intégralement consacré à Black Noise et son album compagnon To Mega Panopticon. Dans tout ce bruit et cette fureur, on a le plaisir de les entendre s'approprier et déformer à leur sauce Cold World (détail amusant : The Waiting Ones, l'autre groupe d'Attila Kovacs, avait déjà repris ce titre de Godflesh) pour un résultat évidemment glacial, nous livrer une version martiale et tourmentée de SO36 de Killing Joke, imposante... et, surprise, une reprise non enregistrée en studio (pour l'instant ?) de Pastel Prison, jaillissement viscéral et écorché du duo indus / rap / grunge / hardcore Doodseskader ! Voilà de quoi donner au public quelques indications pour savoir sur quel pied danser ainsi qu'une idée de la variété des influences de Bong-Ra.
Cette musique n'est pas forcément pour tout le monde, mais ça tombe bien : tout le monde n'était pas là. Monstre hybride et fascinant, le projet de Köhnen est rarissime sur les scènes françaises. Il fallait donc savourer ses quarante-cinq minutes de sombres cauchemars et d'explorations musicales comme il se doit : sourcils froncés, dans le noir, et en appréciant à sa juste valeur la saveur bien particulière de l'incertitude, d'être perdu dans un brouillard aussi réjouissant dans son opacité qu'un tantinet mystique !
AUTHOR & PUNISHER
These Machine Kill Fascists : le slogan inscrit sur l'attirail de Tristan Shone trône sur la scène du Backstage by the Mill depuis le début de la soirée. Avec le temps, l'inscription a perdu de sa netteté mais la détermination de l'artiste, elle, n'a pas perdu un iota comme le prouvait Nocturnal Birding (chronique). Depuis plusieurs années, Tristan Shone est accompagné sur scène et en studio par le guitariste Doug Sabolick... Il y avait Laurel & Hardy, Tic & Tac, on peut maintenant faire des blagues nulles pour savoir lequel est Author et lequel est Punisher.
Derrière les machines de sa confection, son visage trahissant son envie de nous ratatiner, Shone reste pourtant indubitablement à la fois l'auteur et le bourreau. L'envie de rigoler nous passe dès les premiers instants du concert. Meadowlark a beau commencer doucement, sa mélancolie se fait rapidement écraser par la pesanteur du son. La lourdeur du mélange doom / indus d'Author & Punisher est d'une puissance impressionnante en live, ça joue fort, les murs tremblent, les organes se contractent. On se dit que les ailes du Moulin Rouge, situé à quelques mètres, vont encore se péter la gueule et que l'échelle de Richter vient de se faire broyer.

Le concert est un tabassage en règle de nos sens. L'intensité de la monumentale Titanis, aux touches tribales indonésiennes, est un boulet de démolition apocalyptique que Shone et Sabolick nous envoient en pleine face après quatre minutes de concert. Pourtant, le pic de folie de la soirée arrivera peu après, quand Matthias Jungbluth et Titouan Le Gal, respectivement chanteur et guitariste du groupe sludge / indus Fange (un de nos trésors nationaux) débarquent sur scène pour nous catapulter Black Storm Petrel au coin de la mâchoire. Il s'agissait déjà du titre le plus violent et metal d'Author & Punisher, mais là, c'est une tornade furieuse et possédée qui dévaste le Backstage by the Mill, faisant de cette date parisienne LA date de la tournée qu'il fallait voir !
Sur scène, Author & Punisher illustre avec son dispositif toutes les tensions que l'on ressent dans sa musique, le corps de Shone engoncé dans son matériel, l'humain qui réussit finalement à dominer les machines ou à s'y associer dans une fusion qui n'est pas sans rappeler le film Tetsuo de Shin'ya Tsukamoto, faire exister une âme, une voix organique dans ce chaos mécanique. Doug Sabolick, plus libre de ses mouvements, peut aussi plus facilement communiquer avec le public en brandissant sa guitare. Vers la fin de concert, quand il se pointe sur scène avec un instrument dans chaque main, on se demande ce qu'il va bien pouvoir nous inventer. En fait, il en raccroche une pour se servir de l'autre, un geste dont le sens devient rapidement figuré puisqu'il "raccroche ses guitares" et quitte la scène, laissant Shone seul pour un dernier morceau. Author & Punisher finit alors comme il a commencé : en solo. C'est avec les incantations hypnotiques et gutturales de Terrorbird que l'on doit se quitter, souvenir d'une époque moins metal mais pas moins massive.
On le savait depuis un moment et les choses se confirmaient avec Nocturnal Birding, joué ce soir en intégralité et dans l'ordre avant de conclure avec les plus anciennes The Barge, Nihil Strength et Terrorbird : Author & Punisher est un des (le ?) projet de metal industriel les plus fascinant à l'heure actuelle, livrant une vision à la fois profondément personnelle et accrocheuse du genre, un rouleau-compresseur irrésistible et atypique dont on identifie immédiatement la signature sonore, le goût pour la recherche de texture et l'invention d'une matière passionnante. Mais ce n'est pas forcément (que) dans la force impitoyable des assauts, qui lui ont valu l'étiquette "d'industrial doom", que réside finalement le plus important. A l'image de la très belle pause contemplative de Thrush et des chants d'oiseaux qui ont inspiré tous les morceaux du dernier album, ce sont dans ses instants de poésie et de fragilité qu'Author & Punisher décolle le plus, contrastes vertigineux qui non seulement mettent en relief tout le reste mais exposent, évidente, l'âme humaine au centre des machines, le cœur et le propos même du projet.








































