Zanias : poésie et tas de viande

Zanias : poésie et tas de viande

Cécile Hautefeuille 27 décembre 2019 Cécile Hautefeuille et Pierre Sopor

Les miracles de Noël existent ! Il y a quelques mois maintenant, nous interviewions la petite (par la taille) mais grande (par le talent) Alison Lewis, l'électron libre de la scène electro mondiale qui se cache derrière ZANIAS. Suite à quelques impondérables totalement dépendants de notre volonté, la publication de cet entretien a dû patienter dans les cartons, le temps d'une digestion bien méritée. Mais en cette fin d'année 2019, nous ne pouvions résister à l'envie de vous faire découvrir ou redécouvrir le phénomène ZANIAS. Joyeuses Fêtes !

Tu as vécu dans plusieurs pays durant ton enfance. Où te trouvais-tu lorsque tu as découvert la scène dark ?
Alison Lewis : Je vais te donner la chronologie. Au départ, ma famille vivait en Papouasie Nouvelle guinée. Puis, ma mère a décidé d’aller accoucher en Australie, parce que c’est plus simple d’être né là-bas. Trois semaines après ma naissance, elle a repris l’avion pour la Papouasie, où j’ai passé mes six premiers mois. Ensuite, ce fut le début de la guerre civile et on a dû fuir le pays. J’ai passé cinq ans en Indonésie, un an en Australie, dix ans en Malaisie, puis je suis retournée encore deux ans en Australie avant de partir pour Londres pour y faire mes études.
La musique, je l’ai découverte en Malaisie, en chinant sur internet. Je me sentais vraiment seule là-bas, je n’avais pas beaucoup de vrais amis. Je dirais… deux. Mais deux très bon amis ! Tous les autres, désolée les gars, mais je vous détestais tous *rires*. Mais même ces deux amis n'avaient pas les mêmes goûts musicaux que moi. Donc je suis allée sur internet, et j’ai découvert THE CURE, SIOUXSIE AND THE BANSHEES, qui donnaient corps à mes frustrations adolescentes comme rien n’avait su le faire auparavant. Alors j’ai fouillé de plus en plus loin dans les méandres de l’internet, et je me suis mise au death rock, surtout CHRISTIAN DEATH. Ce groupe est très important pour moi.
Ensuite, j’ai déménagé en Australie et j’étais super heureuse de pouvoir enfin aller à des soirées où on passait ce genre de musique. Mais j’ai été déçue, car le vivier de musiciens est cependant très restreint. C’est pourquoi, lorsque j’ai eu l’occasion d’aller m’installer à Londres pour mes études, je n’ai pas hésité.

Donc la musique faisait partie des raisons pour lesquelles tu as déménagé là-bas.
A.L : Absolument ! J’étudiais l’archéologie. Je ne pensais pas devenir musicienne ou quoi que ce soit ayant trait à cet univers, mais je voulais vraiment être au cœur de la musique que j’aimais.

N’avais-tu pas en tête de faire éventuellement de la musique à cette époque ?
A.L : J’eus eu ce projet lorsque j’étais plus jeune, mais ensuite, j’ai laissé ce rêve complètement de côté, parce que je ne le pensais pas réalisable. Je ne pensais pas avoir de talent. Je ne savais pas que je pouvais chanter. Je ne chantais que quand j’étais seule dans ma chambre.

As-tu appris la musique ?
A.L : De manière rudimentaire, oui. J’ai appris le solfège à l’école et j’ai joué de la clarinette.

Quand est-il devenu évident pour toi que ta carrière était dans la musique ?
A.L : Lors de ma dernière année à la fac, lorsque j’ai rencontré Ryan (Ambridge, ndlr) de LINEA ASPERA. On a commencé à écrire ensemble. C’était la meilleure chose que je n’avais jamais faite de toute ma vie. Je ne m’étais jamais sentie aussi bien que lorsque j’étais sur scène. Et lorsque j’ai débuté mon master en « Évolution humaine », j’ai tout de suite senti que je ne pouvais pas me concentrer sur mes études, parce que je n’avais qu’une seule envie, c’était de faire plus de musique et je voulais être disponible pour jouer plus de concerts. Donc, je me suis que je devais tenter ma chance et voir ce qu’il se passerait.

Tu as obtenu ton diplôme ?
A.L : J’ai une licence en « Science et archéologie ». Mais je n’ai pas eu le master, non. J’ai arrêté les études avant les examens.

Quelle a été la réaction de tes parents ?
A.L : Eh bien, l’archéologie, c’est déjà l’une des branches professionnelles avec le moins de débouchés. Donc, j’avais le choix entre ne pas gagner d’argent en creusant des trous dans le sol ou ne pas gagner d’argent en étant musicienne. Et mes parents sont extrêmement fiers de mois, surtout maintenant que je m’en sors un peu mieux. Je me sens extraordinairement soutenue. C’est à eux que je dois d’en être arrivée là, car c’étaient eux qui payaient mon loyer quand je ne le pouvais pas, à l’époque où je gagnais peu d’argent. Ils ont toujours su que j’étais sérieuse dans mon travail et mes projets, et que la raison pour laquelle je ne me faisais pas d’argent immédiatement, c’est que l’industrie du disque est compliquée. Ils ont été patients et m’ont donné tout leur soutien.

LINEA ASPERA fut ton tout premier projet. Comment cela se passait, Ryan composait et toi tu écrivais et chantais ?
A.L : Oui, Ryan faisait toute la production pour LINEA ASPERA. Il m’est arrivé de jouer un peu de synthé mais je n’y connaissais rien à l’époque. Je ne connaissais même pas l’effet d’un reverb sur ma voix. Je ne savais pas ce que je faisais. Je me pointais aux balances avec mon micro et je me lançais.

« Chaque fois qu’on me dit que LINEA ASPERA est le meilleur truc que j'aie jamais fait, mon cœur se brise. »

À présent, tu es seule sur scène. Comment es-tu parvenue jusque-là ?
A.L : Après LINEA ASPERA, j’ai fondé KELUAR avec Sid (Lamar, ndlr). Il m’a beaucoup appris. Puis, lorsque j’ai compris que KELUAR n’allait pas durer, j’ai réalisé qu’il fallait que j’apprenne à faire les choses moi-même, car je voulais être capable de m'exprimer à travers ma musique. Donc j’ai fréquenté une école de production de musique, DBS, à Berlin, pendant six mois. Je suis partie juste avant les projets de groupe parce que j’avais envie de bosser avec aucun de mes camarades de promo *rires*. Désolée, les gars, mais ils faisaient tous une musique épouvantable. Depuis, j’essaye d’apprendre autant que je le peux, de manière autonome. J’ai beaucoup appris de mes amis, je leur demande souvent des conseils. J’ai la chance d’être entourée à Berlin de personnes extrêmement talentueuses. Donc si j’ai des questions, je sais à qui les poser. J’apprends encore tous les jours.

Tu as piqué ma curiosité lorsque tu as dit « quand j’ai compris que KELUAR ne durerait pas ». À chaque fois, tu as été avec tes deux groupes au bord d’un grand succès et juste avant d’être installés et reconnus, ces groupes ont disparu. Que s’est-il passé ?
A.L : En ce qui concerne LINEA ASPERA, cela n’a jamais été ma décision d’arrêter. Ryan ne souhaitait plus continuer. Nous n’étions pas un couple à la ville, cela n’a aucun rapport avec notre vie privée. Simplement, il ne voulait plus faire ce genre de musique. Moi, j’en avais toujours envie. Je voulais continuer. Et aujourd’hui, c’est toujours une blessure. À chaque fois qu’on me dit « LINEA ASPERA est le meilleur truc que t’aies jamais fait », mon cœur se brise un peu. Chaque fois.

Bien, alors je ne le dirai pas.
A.L : Non, c’est bon, tout le monde le dit. ANCIENT METHODS me l’ont dit hier encore. J’adore ANCIENT METHODS (air gêné). Lorsque LINEA ASPERA s’est arrêté, j’étais en couple avec Sid Lamar. Il m’a proposé de créer un groupe ensemble. On a fondé KELUAR, mais ça n’a jamais été comme LINEA ASPERA.  Ça me semblait toujours un peu surjoué. J’aimais beaucoup KELUAR, mais ce n’était pas moi. Quand on a rompu avec Sid, je ne pouvais plus continuer mon travail avec lui, c’était trop difficile.

Mais tu es toujours en contact avec lui à travers ton label.
A.L : Exact, je publie SCHWEFELGELB sur Fleisch.

À travers tous ces déménagements et ces changements de groupe, on dirait que tu te cherche toi-même. Est-ce qu’avec ZANIAS, tu as enfin trouvé qui tu es ?
A.L : Ça, on peut le dire ! Aujourd’hui, il me semble évident que je n’avais pas besoin d’un homme pour m’aider à tenir debout. Je veux mener un projet où je sois la seule aux manettes, où je ne fasse pas que ce que l’on me dit de faire. Ça me rend malade cette idée comme quoi je ne serais que vocaliste. J’ai été considérée comme telle pendant très longtemps alors maintenant, je veux tout faire par moi-même. Je travaille encore avec un homme, Alex, c’est un ami et mon mentor, mais on a une toute autre relation de travail que ce que j’ai connu auparavant. Son objectif, c’est de mettre ma vision en musique, et non l’inverse. C’est très spécial. Je le considère comme mon âme sœur en matière de musique, bien qu’il vive à l’autre bout du monde.


Mais entendons-nous bien : cela ne signifie pas que je ne savais pas qui j’étais avant. LINEA ASPERA et KELUAR étaient exactement ce que je voulais que ce soit au moment où je l’ai fait. Je fais simplement la musique que j’aimerais écouter. C’est pour ça que ma musique est difficile à cataloguer. Je n’ai jamais eu l’intention de me caser dans un style de musique particulier. En fait, je ne pense pas qu’il existe un « vrai moi » pour n’importe lequel d’entre nous, car nous évoluons constamment. ZANIAS, c’est mon moi de maintenant, mais je suis sûre que le son de ce projet évoluera lui aussi avec le temps. Jamais je ne sortirai deux fois le même album.

Il y a un certain paradoxe dans ta musique, entre les thèmes et paroles d’un côté, ancrés dans la réalité triviale, prosaïque (à l’image des descriptions anatomiques, les os, la chair, les bactéries), et la composition musicale de l’autre côté, de plus en plus éthérée, presque mystique. Est-ce que tu joues de ce paradoxe ?
A.L : Certes, mais je pense que ça fait partie de l’être humain. Nous sommes des sacs de chair avec une conscience. C’est étrange, non ? Dans notre esprit, on peut vagabonder où bon nous semble mais en fin de compte, nous ne sommes que des tas de viande ambulants. C’est… bizarre *rires*

Nous sommes des sacs de viande poilus ! *rire général*
A.L : Mais c’est aussi pour cela que ZANIAS et Fleisch sont des entités distinctes mais connectées entre elles. La musique de ZANIAS n’est pas faite pour la piste de danse, mais pour l’introspection et la réflexion, pour les moments où tu te retrouves en tête-à-tête avec ton esprit. Tandis que Fleisch représente la symbiose avec le corps, et c’est important d’être connecté avec l’un comme avec l’autre, sans en laisser un s’atrophier au profit de l’autre.

Donc aujourd’hui, tu as ZANIAS, tu as ton label Fleisch, et tu mixes dans des soirées partout dans le monde. Un emploi du temps de ministre !
A.L : J’aime tellement mixer. En ce moment, c’est l’un des trucs que j’aime le plus faire, parce que la connexion et le retour du public sont immédiats, et tu n’es pas restreint par ta propre discographie. Tu peux utiliser la musique de n’importe qui et tu peux la mixer comme bon te semble. On se sent connectés à un rituel d'anciens, où l'on se meut ensemble comme un seul groupe. L’énergie qui s’en dégage est très grisante et j’avoue y être un peu accro. Ça n’a rien à voir avec l’ambiance d’un concert.
Lors d’un concert, il y a plus d’espace entre le public et toi parce que c’est toi qui performes, et le public ne va pas nécessairement danser, parfois les gens regardent simplement et pour un performeur, c’est une position d’extrême vulnérabilité. En tant que DJ, tu peux te cacher un peu, tu n'es pas sous pression pour délivrer une performance. Ton seul devoir, c’est de maintenir le rythme, de ne pas faire retomber l’énergie. Je pense que c’est ça qui fait un bon DJ, de créer cette osmose à l’infini. Sans forcément devoir augmenter la cadence.

Into the all est ton premier opus sous le nom de ZANIAS et il sonne très organique, très personnel, plongé dans tes racines exotiques. C’était ton souhait de faire un album introspectif ?
A.L : Tout à fait. Je voulais vraiment retranscrire l’ampleur de mes expériences de vie et mettre en valeur les sons de tous les endroits que j’ai visités. J’aime le son des instruments organiques. C'est comme ça que fonctionne DEAD CAN DANCE. Je suis terriblement influencée par DEAD CAN DANCE. Into the all est autant un album sur moi que sur eux. Lisa Gerrard va au-delà du langage. J’aimerais tellement que d’autres chanteurs fassent de même et ne corsètent pas dans leurs paroles. Une chose qui m’a beaucoup inspirée, c’est de voir que plein de gens adorent LINEA ASPERA sans connaître les paroles. J’ai mis toute ma sueur dans l’écriture de ces paroles et finalement, les gens aiment ma musique sans les comprendre nécessairement. Parfois, cela peut devenir encore plus puissant quand il n'y a aucune parole, qu'il n'y a que de l'émotion pure. En soi, c’est un peu flippant de penser que ce n'est qu’une fréquence, et tu admets que cette fréquence peut communiquer tes émotions à un autre être humain, sans utiliser le moindre mot. Il est certain que j’irai explorer dans cette direction dans le futur. J’adore écrire des paroles et je ne vais pas m’arrêter de le faire. Mais j’aime aussi beaucoup l’idée de se servir de la voix comme de tout autre instrument.