En faisant notre petit emploi du temps, on s'était dit qu'on aurait plein de temps en journée pour visiter, voir des concerts dans des églises, assister à la course à pied organisée spécialement entre festivaliers. Mais à quoi servent les bonnes résolutions si ce n'est à ne pas être tenues ? On a donc bien évidemment éteint le premier réveil. Puis le deuxième. Le troisième. Et tout ceux qui suivirent. C'est qu'on n'a plus 20 ans, et avoir la tête autant dans le pâté dès le deuxième jour sans avoir fait d'after la veille ne rassure pas quant aux trois jours à venir. Et dire que certains campent...
Lucas Lanthier and his Esteemed Colleagues
On entame donc cette belle matinée à 19h. Normal. Direction Täubchenthal, à l'ouest de la ville. La salle, d'une capacité de 1500 personnes, a pour habitude d'accueillir les groupes plutôt rock au WGT, et cette journée ne fait pas exception. Le programme s'annonce deathrock, et le style vestimentaire aussi. Lorsqu'on se balade de salle en salle au WGT, il n'est souvent pas besoin de regarder le programme pour savoir quel genre de groupes se produit. Il suffit d'observer le public qui patiente dehors. Est-ce à dire que les publics ne se mélangent pas pendant le festival ? Ou bien les festivaliers se changent-ils entre chaque concert tels des transformistes ? À Täubchenthal aujoud'hui, la crête règne en maître, le khôl déborde, les pantalons ont des rayures et les ceintures des chaînes.
Lucas Lanthier est un habitué des lieux. C'est également à Täubchenthal que nous l'avions vu au WGT 2016 avec Cinema Strange. Il est régulièrement invité au WGT pour l'un ou l'autre de ses projets, qui sont tous au point mort depuis longtemps, mais qui suscitent toujours autant l'engouement. La preuve, nous sommes de nouveau là, et le public aussi. Dix ans après, la salle reste toujours aussi jeune. On se doute qu'il y a quelques nouveaux venus, un pikachu tatoué sur le dos, mais même les plus jeunes connaissent les classiques de Cinema Strange sur le bout des doigts. Car de Cinema Strange il est principalement question. On vous en avait déjà parlé lors de son passage à Paris en septembre dernier, Lanthier a embarqué pour cette tournée dans sa valise un ancien de Cinema Strange, Daniel Walker, et deux estimés collègues donc, Daniel Munoz et Ashkelon Sain, tous deux spécialistes du son torturé propre au deathrock.
La setlist ne va pas beaucoup vous étonner. Mis à part Infirm Manor, titre solo qu'il nous avait déjà proposé en acoustique lors de sa dernière tournée, on retrouve tous les millésimes de son groupe Cinema Strange et deux rescapés de The Deadfly Ensemble. Ce que tout le monde vient voir ce jour-là, c'est la mise en scène. Admirer le pantin désarticulé, le chanteur fou, la musique distordue. Et c'est également ce qui nous a convaincus d'assister au match retour. On reproche souvent aux festivals de la scène goth de proposer les mêmes affiches année après année. Le Wave Gotik Treffen est l'un des seuls festivals qui offre un line-up varié et renouvelé. Aux mêmes heures, aux quatre coins de Leipzig, il y a avait la possibilité d'aller voir un opéra de Tchaïkovski, la comédie musicale Evita, Sixth June qu'on aime beaucoup, Ashram que j'aurais vraiment souhaiter découvrir, ou plus classique mais tellement satisfaisant, S.I.T.D à l'Agra, et beaucoup d'autres. On a donc franchement hésité à revenir voir, neuf ans après, Lucas Lanthier jouer les mêmes titres dans la même salle du même festival.
Aucun regret pourtant. Le clown triste, dont la tenue nous évoque Pierrot, nous conquit de nouveau. Il enchaîne pirouettes et grimaces sans relâche, confiant au détour d'une pause que tout de même, faire le spectacle le fait bien plus transpirer que lorsqu'il avait 20 ans. Qu'importe, le public n'y a vu que du feu. La performance reste tout aussi spectaculaire au fil des années. Ce type n'est pas sur la scène. Il est la scène. Et il embarque tout le monde avec lui. On aura droit à quelques pogos des premiers rangs. Des pogos de gothiques qui ne veulent pas détruire leurs New Rock à 200 boules et ruiner leur brushing studioline certes, mais des pogos tout de même.
Setlist :
01. Unlovely Baby
02. Legs and Tarpaulin
03. Horse on the Moor
04. Catacomb Kittens
05. Speak, Marauder!
06. Bruise Animals
07. En Hiver
08. Infirm Manor
09. Greensward Grey
10. Aboriginal Anemia
11. I Remember Tendon Water
12. Agent X-Ray
Tristwch Y Fenywod
On quitte le centre de Leipzig pour ce qui semble être la pire idée qu'on ait jamais eue : rejoindre le Parkschloß. Le bâtiment se situe dans le grand parc boisé de l'agra, au sud de Leipzig. C'est ce parc qui sert de lieu de rassemblement principal au WGT. On y trouve le parc des expositions, qui accueillent la plus grand scène du festival ainsi que les boutiques où vous pouvez racheter les New Rock que vous venez d'abîmer.
Mais c'est aussi l'emplacement du camping des festivaliers, des stands de nourriture et des attractions, d'un parking géant improvisé, des casiers où ranger ses affaires, d'un bar et une salle d'after, et c'est aussi là que se trouvent les bureaux de l'organisation du festival. C'est également là que vous venez chercher vos bracelets le premier soir. C'est encore là que se garent les bus des artistes. Centre névralgique du WGT, l'agra park et les rues qui l'entourent sont bouclés pendant toute la durée du festival. Tout est barricadé, fléché, préparé pour l'occasion. Et quelque part, loin de tout ça, au fond du parc, il y a le Parkschloß. Bon, loin, on exagère un peu. En fait c'est à dix minutes à pied de la grande salle. Enfin en théorie. Parce que pendant le WGT, le chemin reliant les deux bâtiments est tout simplement bloqué par le camping. Pour se rendre au Parkschloß, il faut donc déposer sa voiture au parking de l'agra, entrer dans le parc, contourner tout le camping et les parkings des campeurs, retraverser le parc dans la longueur, dire bonjour à des chevaux, se demander au moins une ou deux fois si c'est vraiment par là parce que quand même là on entre dans un bois et il y a personne devant ni derrière et ça fait un moment qu'on a pas vu de flèche indiquant qu'on était dans la bonne direction. Et finalement, au bout de 25 minutes, on entend au loin de la musique, on aperçoit quelques lumières rouges, et, le plus important, un troupeau de gens en noir. Ouf, on est presque arrivé.
Il faut donc du courage pour atteindre le Parkschloß, et en général, les festivaliers qui y sont, y restent. Il y a de toute façon tout ce qu'il faut là-bas : deux scènes, deux bars, du bon vin, un restaurant, un parc silencieux et agréable, un balcon avec vue. Pas de quoi se plaindre. Mais pour chaque festivalier ayant eu la ténacité de se rendre au fin fond des Bois Perdus, on aurait souhaité un petit verre de sangria offert.
Ce périple n'est peut-être pas dénué de sens lorsqu'il s'agit d'aller écouter Tristwch Y Fenywod. Le trio est un supergroupe exclusivement féminin qui s'exprime exclusivement en gallois. Cette originalité attire à elle seule beaucoup de curieux, mais la musique est tout aussi spectaculaire. Vous n'avez jamais entendu un son pareil. Peut-on appeler ça du folk, lorsque deux des trois instruments sur scène sont une batterie électronique et une basse ? Le dernier instrument, joué par Gwretsien Ferch Lisbeth, est une cithare double, qui se pose soit d'un côté, soit de l'autre, ou sur la tranche pour jouer les deux en même temps. Pour la stabiliser, rien d'extravagant : un grand cahier rigide (à petits carreaux). L'expérimentation et le minimalisme caractérisent merveilleusement bien Tristwch Y Fenywod. Les trois sirènes débarquent dans un grand silence et entament une sorte d'incantation sans sonorisation.
Le reste est presque un secret que l'on n'a pas envie de partager. Une longue séance d'hypnose, un voyage initiatique dans lequel le public est plongé malgré lui. Les sirènes vous emportent loin, vous tirent vers elles, avec leurs complaintes stridentes, leur percussions tremblantes, leurs ritournelles transcendantales. Elles nous ont appelés, dans les bois perdus, pour nous envoûter et se jouer de nous. L'ambiance éthérée des liturgies galloises rejoint les entrailles du gothic rock de Leeds des Sisters of Mercy, March Violets et autres The Mission. Résolument moderne et profondément ancré dans la tradition, Tristwch Y Fenywod réussit savamment ce doux mélange. Au moment de saluer, les artistes se prennent longuement dans les bras. Les spectateurs, qui pour beaucoup découvrent le groupe, viennent personnellement les remercier de cette expérience dont personne n'est ressorti indemne.
Kiss the Anus of a Black Cat
À l'étage en dessous, c'est une autre littérature qui nous attend. Pourtant, si le nom de Kiss the Anus of a Black Cat semble moins poétique que Tristwch Y Fenywod, les deux groupes ont plus en commun qu'il n'y parait. Avant d'être un groupe belge mêlant un peu tous les genres depuis 20 ans maintenant, Kiss the Anus of a Black Cat est un rituel de sorcellerie. C'est d'ailleurs l'inspiration shamanique qui conduit le groupe sur la voie du neofolk et de l'experimental dans un premier temps, avant de se diversifier.
La scène du Parkschoß est étonnamment petite pour un groupe qui compte 4 musiciens et pour chacun environ autant d'instruments. Festival oblige, les balances se font directement avant le concert, qui prend un retard de bientôt une demi-heure. Stef Heeren s'excuse de devoir tester une à une ses guitares, puis les synthés, puis la batterie, etc. Un exercice qui doit franchement pas être très agréable, lorsqu'on est épié par plusieurs centaines de personnes, sur une scène d'à peine une trentaine de centimètres de hauteur, presque collé au public.
Mais lorsque le show est lancé, on oublie tout. Les morceaux se succèdent et ne se ressemblent pas. Tantôt post-punk shoegaze, tantôt indie rock, on retrouve certaines sonorités de leurs concitoyens Girls in Hawaii. Un genre que l'on n'est finalement pas habitué à trouver au Wave Gotik Treffen, et qui nous redonne une bouffée d'air frais pour la suite.
Combichrist
La nuit est tombée sur Leipzig, et on le sait, il va falloir ressortir de ce bourbier. On avait l'intention d'aller jeter un œil à l'Agra pour Combichrist. Mais avec le retard pris par les balances de Kiss the Anus of a Black Cat et le chemin retour qui nous attend, on a déjà abandonné l'affaire. Heureusement, un complice nous glisse un tuyau sur un raccourci à travers bois. Nous voilà donc en route, à bientôt 23h30, lampes de poche en main, sur le sentier des Bois Perdus. "C'est ici à gauche", dit l'un. "Mais non, souviens-toi, quand on est arrivé dans l'autre sens c'était à gauche, donc en sens inverse ce sera à droite", affirme l'autre. Je suis sans broncher. Peu importe où l'on va, tant qu'on ne sépare pas, on a moins de chance d'y rester. Et c'est à ce moment précis que frappe l'hypoglycémie du siècle, nous rappelant qu'aujourd'hui encore, on a oublié de manger. "Bon je crois qu'on a raté le raccourci. Il va falloir faire le grand tour". Nickel.
Tandis que le dessein de notre mort se profile et que l'on commence à voir les images de notre vie défiler devant nos yeux, une douce mélopée nous parvient, très loin d'abord, puis plus présente. Mais les gars c'est All Pain is Gone ! L'espoir n'est pas perdu, l'Agra doit se trouver derrière le troisième arbre après le quatrième champ. On accélère la cadence. Coup de bol : c'était le premier titre. Moins coup de bol : c'était mon titre préféré et je l'ai entièrement loupé.
En entrant dans l'Agra, on ne peut remarquer l'ironie de cette immense scène qu'arpente Andy Laplegua en courant comparée aux 80 instruments (au moins) entassés sur la petite estrade de 3m sur 3 du Parkschloß pour Kiss the Anus of a Black Cat. Combichrist fait salle comble, le public est déchaîné. Le groupe offre un mix bien dosé d'anciens tubes et titres plus récents. Aux premiers beats de Get Your Body Beat, une espèce de déclic nous ramène 20 ans en arrière, l'adolescence, la liberté, les soirées étudiantes, les gueules de bois débridées. Comment avais-je pu effacer ce morceau de ma mémoire ? Le public en profite pour faire un concours de sauts sur place à l'invitation du groupe qui les imite.
Ça faisait longtemps qu'on n'avait plus vu Combichrist, mais peu importe le line-up, le live souffre toujours du même défaut, vingt ans après : sur place, on ne perçoit pratiquement que les basses. Les mélodies sont mises très en retrait, si bien qu'on a toujours besoin d'un peu de temps pour reconnaître les morceaux. Mais qu'importe, on ne pouvait pas rêver mieux pour décompresser en cette fin de soirée. Combler une hypoglycémie en mangeant des frites à minuit devant Combichrist à fond les ballons : c'est la définition-même de la belle vie en festival.
Setlist :
01. Intro
02. All Pain Is Gone
03. Throat Full of Glass
04. Get Your Body Beat
05. Just Like Me
06. Compliance
07. Follow the Trail of Blood
08. Children of Violence
09. Can't Control
10. Electrohead
11. Sonic Witch
12. Modern Demon
13. Violence Solves Everything, Pt I
14. Violence Solves Everything Part II (The End of a Dream)
15. Desolation
16. Never Surrender