Chronique | Zeal & Ardor - Devil is Fine

Pierre Sopor 3 juillet 2017

Drôle d'histoire que celle de ZEAL & ARDOR tant les origines du projet ressemblent à une blague : Manuel Gagneux, musicien suisse-américain, passe du temps sur le célèbre forum 4Chan et demande aux gens des associations improbables de genres musicaux d'où il tire un morceau en une demi heure. Jusqu'à ce qu'on lui propose "black-metal" et "nigger music". Allez savoir ce que peut signifier "musique de nègres" dans le cerveau embrumé d'un troll anonyme, mais il y avait de quoi être intrigué. Deux ans et une dizaine de morceaux sortis sur le net plus tard sort Devil Is Fine, premier (ou deuxième, difficile de classer la première sortie) album de ZEAL & ARDOR, alchimie de chants d'esclaves afro-américains et de black-metal. Si vous avez toujours trouvé que la double-pédale ne s'entendait pas assez dans la bande-son de O'Brother, alors c'est pour vous.

Il est vrai que ce genre de mélanges improbables dignes des pires mashups des années 90-2000 peut faire peur. Et pourtant, ZEAL & ARDOR est loin de l'exercice de style un peu vain du genre "incroyable : cet homme mélange deux trucs qui n'ont rien à voir, et ce qui arrive ensuite va vous surprendre". Gagneux dit avoir été fan de black-metal pendant son adolescence et sait donc de quoi il parle. La partie spirituals, elle, est si bluffante qu'on lui a demandé s'il avait samplé les choeurs qu'il utilise. Il y a cependant une astuce : en plus d'être musicale, l'alchimie est également thématique. Devil is Fine parle d'esclaves d'une plantation qui ont décidé de rejeter le dieu des blancs et se tournent vers le démon. Et des samples d'invocations démoniaques, on n'en trouve pas des masses dans le negro spiritual : tout est donc fait-maison ! L'histoire est intéressante : ce rejet d'une religion imposée et ce retour à un folklore plus ancien est très présent dans l'ADN du black metal, et on ne va pas feindre la naïveté face à la petite pique que ce brassage adresse aux quelques nazillons de service totalement demeurés qui continuent contre toute logique d'exister (comme quoi, même avec un demi-neurone, on continue hélas de respirer). Sur le fond, ZEAL & ARDOR est donc d'une certaine finesse, même si on aurait peut-être aimé une charge sociale et politique plus affirmée... et n'oublions pas que le rock'n'roll a, à l'origine, été affublé de la même étiquette "musique de nègres", mais aussi toujours été une musique intimement liée au diable ! 

Seulement voilà : le fond, c'est bien, mais quid de la musique ? Eh bien c'est du tout bon. Dès le morceau titre, ça sent le pénitencier au Mississippi : chants d'esclaves, bruits de chaines : le soleil cogne, on casse des cailloux et on a le blues. Progressivement, les guitares et la batterie se mettent en place, accompagnant le chant comme une nappe d'ambiance, un blizzard sous-jacent. C'est sur In Ashes que l'influence black-metal se fait explicite, à grands coups de blasts, de double-pédale et de chant guttural plein de haine sur la fin, alors que les choeurs lugubres chantent le sacrifice d'un enfant. Plus qu'une juxtaposition, il y a une vraie alchimie dans ZEAL & ARDOR : plutôt que chercher à coller des étiquettes opposées, Manuel Gagneux se les approprie, en dévie et propose un résultat qui fonctionne. Comme dans le premier album / EP / démo (rayez la mention inutile) Zeal & Ardor, Devil Is Fine est entrecoupé d'interludes, les Sacrilegium, apportant une touche electro au mélange, ou juste des aérations plus légères. L'enchaînement Come On Down - Children's Summon, entre riffs furieux, choeurs mystiques, claps et xylophones est un autre grand moment du disque. L'intelligence du projet est de ne pas suivre de règles strictes, et de parfois s'affranchir de la composante metal là où elle n'a pas sa place pour proposer des titres pourtant toujours très efficaces.

Devil is Fine est un album intelligent, fait intelligemment. Dernier détail, et non des moindres : sa durée. Les morceaux dépassent rarement les trois minutes pour un disque qui n'en atteint pas 25. Des courtes durées qui renforcent l'efficacité de la chose, son côté addictif aussi, et participent à cette alchimie. Au-delà d'une technique pas forcément à tomber par terre, il y a une personnalité forte, une vraie âme qui habite ce projet. Le résultat qui sort de ce mélange va bien au-delà de la somme de ses composants : Devil is Fine est un album hybride et rafraichissant, qui a quelque chose de presque pop dans son efficacité et l'attrait qu'il dégage. De la pop avec de la double-pédale. Décidément,  ZEAL & ARDOR, c'est top.