Chronique | Traître Calin - Par Traîtrise

Pierre Sopor 13 juin 2018

Atypique, le mélange entre rap et musique industrielle reste rare. Alors quand deux français s'y risquent, forcément, on y risque une oreille. Ce que propose le duo derrière TRAÎTRE CALIN est un mélange entre expérimentations noise / ambiantes et rap blasphématoire, le tout derrière un nom surprenant qui révèle un goût pour l'absurde et la menace dissimulée, comme un couteau planté le dos lors d'une étreinte amicale. Et d'ailleurs, en nous prenant régulièrement à contre-pied, c'est ce que propose cet EP.

Déjà, au-delà de la musique, TRAÎTRE CALIN développe son esthétique, détournant l'iconographie religieuse pour attacher chaque morceau à une image morbide, quelque part entre les visions dantesques de Bosch, des délires cartoonesques de Terry Gilliam et des hallucinations de Dali. Ce premier EP, Par Traîtrise, démarre sur des nappes menaçantes de synthé d'où s'extirpent quelques notes plaintives et mélancoliques alors qu'une voix terne récite un texte cryptique, érudit, noir et impressionniste. Dans ce discours quasi prophétique et mystique, on distingue aussi bien des messages religieux qu'une référence à Chris Marker, ancrant le projet dans ce background expérimental anti-clérical. Si Par Défaut commence de manière plus conventionnelle, avec un texte plus accessible rappé sur un beat hypnotique ("Disséminées sous mes pas, Vos images d’idole sont sordides et sans sens"), le morceau évolue peu à peu vers quelque chose de plus chaotique, bruitiste et apocalyptique pour finir sur un chant noyé dans les distorsions électroniques. Loin, par exemple, des exubérances punk et hardcore de HO99O9, la musique de TRAÎTRE CALIN évoque le travail de BAXTER LILLY en moins écorché, ou du DÄLEK qui serait remixé par Trent Reznor.

L'ambiance industrielle et pesante de Par Distance renforce cette impression : l'atmosphère est cauchemardesque, le ton dénonciateur. L'humanité de la voix, de plus en plus filtrée, se fait anéantir par la machine pour devenir purement robotique au fur et à mesure que le morceau monte en intensité, répétant les vers plein de mépris pour le sacré et l'idolâtrie servile ("Aveugle est la chute qui t’a fait côtoyer les cieux, Et sourd est le divin vers lequel tu crachais tes vœux."). L'ambiance poisseuse de l'ensemble et les effets glauques utilisés sont fascinants. Le contraste entre les couplets au rythme rapide de Par Dépit et son refrain lourd et lent récité par une voix à nouveau inhumaine fonctionne à mort. Impossible de ne pas penser à la reprise de NOIR DESIR par PUNISH YOURSELF et SONIC AREA, la diction rappelant ici le travail de la rappeuse B'LOON. Sur Par Habitude, morceau le plus impressionnant de l'EP, on salue l'arrivée d'une guitare, lourde et menaçante, qui apporte à la noirceur du son une épaisseur supplémentaire. Comme c'est souvent le cas tout au long de l'EP, le morceau dérive vers quelque chose de plus en plus sale et apocalyptique pour un final dantesque et bruitiste interrompu brutalement. Et soudain, le silence : alors qu'on se laissait emporter par la musique, tout s'arrête. Un coup en traître de plus.

Par Traîtrise (on devine un clin d'oeil à ce bon vieux Judas derrière ce titre) est un premier EP surprenant, plein de promesses. TRAÎTRE CALIN, c'est du rap noir et érudit aux textes soignés sur un fond allant de l'ambiant au noise avec même quelques passages metal-indus. L'expérimentation, assumée et poussée jusqu'au bout, fonctionne carrément. L'univers ainsi créé ne ressemble à rien de connu : TRAÎTRE CALIN n'est ni un ersatz de DEATH GRIPS, ni une version de LE DIKTAT avec du texte, c'est quelque chose d'encore différent, un décloisonnement flatteur pour l'auditeur qui, comme ça arrive trop rarement, n'est pas pris pour un abruti.