Depuis ses débuts avec The Devil's Trade il y a une dizaine d'années, le Hongrois Dávid Makó nous a habitués à une mélancolie écrasante : ses lamentations venaient de si loin, le ton était si accablant que même quand il était seul avec sa guitare et son banjo, il était déjà affublé de l'étiquette "doom folk". Sur son précédent album, Vidékek Vannak Idebenn, The Devil's Trade s'étoffait avec notamment l'arrivée d'une batterie pour pencher du côté d'un rock sombre, pesant. Nincs Szennyezetlen Szép poursuit plus loin dans cette direction. Vous trouviez déjà The Devil's Trade tourmenté et poignant ? Accrochez-vous.
En hongrois, le titre de ce nouvel album signifie "il n'y a pas de beauté immaculée" : tout est forcément souillé par les ténèbres et la mort, à l'image du superbe paysage automnal de l'artwork et sa nature mourante dans la brume froide. Pour Makó, ce titre prend un sens bien particulier : à seulement deux semaines d'intervalle, sa mère mourrait et son fils naissait. Cette expérience traumatisante et intense émotionnellement semble résonner avec une ironie tragique dans le nom du projet The Devil's Trade, le "pacte avec le diable", on te donne une chose mais on t'en reprend une autre.
L'ouverture de l'album nous prend alors aux tripes, note d'intention radicale. Jamais le chant de Makó n'avait été si hanté, si sincère, si plein de souffrances qu'il s'arrache, écorchant son âme tout en s'extirpant les tripes. Le son explose, The Devil's Trade assume un mélange doom / post-metal aux plongées abyssales. En avançant dans le temps, Makó semble regarder en arrière et revenir à la lourdeur metal de son précédent projet, HAW, mais ici débarrassé de toute son énergie récréative, dépouillé des touches americana qui se devinaient encore à l'époque de The Call of the Iron Peak et se mélangeaient aux influences traditionnelles hongroises. Il confesse que The Sleep That Dragged You Away a été la chanson la plus difficile et par conséquent la plus libératrice de sa vie jusqu'à présent, lui provoquant une dépression nerveuse.
The Devil's Trade se perd dans le brouillard et erre parmi les tombes, hurle sa peine dans un labyrinthe intime dévastateur. Dès son premier titre, l'album nous immerge totalement et nous emporte dans un tourbillon intense fait de chagrins et de regrets. Makó ne retient rien, ne s'économise pas, pas de fausse pudeur. C'est d'une sincérité sans pitié, entre colère et tristesse absolue. Il y a des œuvres qui sont hantées par le deuil d'une manière palpable. On a l'habitude de l'entendre chez des artistes plus âgés, comme sur les derniers albums de Johnny Cash ou David Bowie sur lesquels planait la mort imminente de leurs auteurs, ou sur le bouleversant Skeleton Tree enregistré par Nick Cave après le décès de son fils. Il y a une vulnérabilité chez The Devil's Trade, une nécessité d'exorciser tous ces tourments, quelque chose qui ne se feint pas et qui transpire de chaque titre de Nincs Szennyezetlen Szép.
Quelque part entre l'élégante mélancolie d'Antimatter et la sublimation de la souffrance des rituels cathartiques d'Amenra, The Devil's Trade nous écrase, nous intimide, mais surtout, partage avec nous, sans compter. Le crescendo et la discrète progression mélodique de Weltschmerz, littéralement "la douleur du monde" mais que l'on traduit simplement par "mélancolie" nous abandonne en compagnie d'All This Sadness, transition atmosphérique, comme si aucun mot de pouvait être posé sur certaines peines. Ce silence finit par exploser en une colère crachée comme un réflexe de survie avec All This Sadness Will Be Gone. La musique de The Devil's Trade a pris une ampleur nouvelle, une épaisseur qui rend justice à son intensité, à la violences des orages qui l'animent.
Si la voix de Makó, toujours aussi riche et profonde, sert de principal vecteur aux émotions, The Devil's Trade prend aussi le temps de laisser respirer ses morceaux. L'auditeur peut ainsi s'immerger dans cet univers fait de grisaille, de froid, de brume, de feuilles mortes, de spectres. Il en résulte une tension permanente, les accalmies n'étant que la surface sous laquelle bouillonne une tempête prête à exploser, à l'image des "without you I'm free" répétés pendant Your Pieces Scattered ou de la première partie plus minimaliste et folk du morceau-titre... Fugaces pauses contemplatives avant que des riffs écrasants ne viennent nous mettre en lambeaux.
Est-ce que Nincs Szennyezetlen Szép est l'ascension d'une montagne de souffrances ou au contraire une plongée souterraine au fond d'abîmes de tourments ? On vous laissera choisir la direction que tout cela vous inspire. Il s'agit de l'album le plus fort et le plus habité de The Devil's Trade, une exploration honnête du deuil d'une puissance rare. Il n'y a peut-être pas de beauté immaculée, peut-être que la mort rôde toujours dans le cadre, prête à assombrir le tableau... Mais, alors que les échos d'outre-tombe terrifiants d'Idegen Minden nous parviennent et nous abandonnent dans la solitude de novembre, on ne peut que constater que de ces ténèbres, The Devil's Trade a fait jaillir une beauté unique.