Chronique | Rotting Christ - The Heretics

Pierre Sopor 21 février 2019

Album après album, Sakis Tolis et son batteur de frère Themis continuent d'emmener ROTTING CHRIST vers des contrées toujours fascinantes et d'élargir depuis plus de trente ans les horizons de son groupe. Malgré un décloisonnement radical de sa musique, ROTTING CHRIST garde une signature sonore, une texture identifiable immédiatement enrichie par les thématiques de chaque sortie et de nombreux emprunts à différents folklores. Ainsi, après une trilogie mythologique, Rituals (2016) dédiait chacun de ses morceaux à une culture différente avec, toujours, la notion de croyance, de mythe et de religion planant dans les parages. De foi il est toujours question dans The Heretics, ou plus précisément de défier cette foi : l'album parle de ces hommes et artistes qui ont défié un dogme.

Chez ROTTING CHRIST, le fond est au moins aussi important que la forme tant il l'influence et la définit. The Heretics commence par une citation (il en est rempli), soulignant l'importance des différents auteurs qui l'ont inspiré. On peut être chauvin et mentionner par exemple Voltaire, traduit en anglais, dont les mots ouvrent Fire God and Fear, le titre le plus fédérateur de l'album avec son chant belliqueux et son rythme soutenu. En terme d'ambiance, ça nous fait tout de suite sentir le vieux grimoire poussiéreux et sulfureux entourés de pépés bossus en toge façon Le Nom de la Rose, les chœurs de In the Name of God n'y étant pas pour rien. Ces chœurs, omniprésents, installent un décor mystérieux et sacré pour The Heretics, alors que les riffs rapides et hachés habituels nous invitent en terrain familier. Après avoir sillonné la Méditerranée, c'est vers les peuples slaves que les grecs se tournent pour Vetry Zlye, sur laquelle Irina Zybina du groupe russe GRAI vient chanter des refrains aériens contrastant avec la frénésie des couplets et la rugosité de la voix de Tolis. Avec ses racines black metal et ses influences heavy, doom ou encore gothiques, ROTTING CHRIST varie les ambiances et les rythmes : à la très puissante et rapide Heaven & Hell & Fire succède la plus lourde et ambiante Hallowed Be thy Name, hantée par ses paroles chuchotées, avec dans les deux cas toujours ces chœurs masculins qui survolent l'album.

ROTTING CHRIST a un sens du rythme irréprochable. En laissant une belle place aux morceaux plus lents et refusant la tentation du plus vite, plus fort, les frères Tolis donnent à The Heretics une pesanteur bienvenue : cette pesanteur, c'est celle des siècles et de la pierre des cathédrales qui nous pèsent sur la conscience. L'importance accordée aux morceaux mid-tempo n'empêche pas l'album de décoller : The Voice of the Universe est particulièrement percutante avec ses vociférations et ses percussions monumentales qui rappellent le sens du grandiloquent des compatriotes de SEPTICFLESH. Il y a aussi I Believe et ses guitares infernales où l'ADN black-metal se fait sentir, jurant avec le texte calmement récité tout le long. Mais à vrai dire, on n'est pas surpris : la recette est connue, le groupe la suivant depuis quelques années. Bien sûr, avec le liant qu'y apportent les mots récités par divers narrateurs et ces chœurs, The Heretics est un ensemble cohérent et légitime. Mais musicalement, on est quand même très proche des derniers albums du groupe. Les plus chagrins pourraient même ricaner : après avoir mis en musique William Blake et Charles Baudelaire sur Rituals, ROTTING CHRIST continue d'écumer les poètes "gothic-cred" en s'attaquant à The Raven de Poe. L'association sur le papier fait rêver et le morceau est sympathique mais souffre d'une répétitivité qui peut nuire à la théâtralité qu'apporte la voix grave et pleine de verve de Stratis Steele, chanteur de ENDOMAIN, qui vient ici réciter quelques vers. C'est ingrat, mais malgré tout le mal qu'il se donne, personne ne dira jamais The Raven comme Vincent Price !

En sortant des albums aussi similaires tous les deux ou trois ans, les grecs finiront peut-être par lasser certains qui, d'une manière paradoxale, oseront peut-être se dresser face à la foi inébranlable que l'on place en ce groupe passionnant, même quand il tourne en rond : on s'habitue à tout, même à l'excellence. Accuser ROTTING CHRIST de paresse ou de facilité serait cependant malhonnête : le soin apporté à The Heretics, sa richesse, la recherche et les volontés d'ouverture sonore et culturelle qui l'habitent sont la marque d'un travail sincère et acharné. On a juste hâte de retrouver le ROTTING CHRIST qui, en plus d'être passionnant dans le fond l'était en envoyant bouler les dogmes aussi bien spirituels que musicaux pour mieux nous surprendre.