Chronique | Pensées Nocturnes - Grand Guignol Orchestra

Pierre Sopor 7 février 2019

Approchez mesdames et messieurs, petits et grands, bossus disgracieux et poivrots lépreux, rejoignez le cirque dément de PENSÉES NOCTURNES, on y boit, on y danse, on y dévore, on y beugle. En dix ans, le projet de Vaerohn est passé d'un black metal mélancolique à quelque-chose de bien plus bordélique et avant-gardiste. Avec Grand Guignol Orchestra, c'est carrément au cirque que nous convie PENSÉES NOCTURNES avec sa "pièce sanglante en dix actes".

Grosse caisse, accordéon, cuivres guillerets : tous les ingrédients sont là pour que les gentils petits enfants tapent dans leurs mains. Pinard ou héméglobine, on s'en fout, ça tâche pareil : Un Trop Plein d'Rouge lance le disque dans une ambiance déglinguée de fin de fiesta qui tourne mal, genre clown titubant dans le brouillard avant que les braillements grotesques de Deux Bals dans la Tête n'apportent un arrière-goût de mauvais vin. Rires déments ou sanglots, impossible de faire la différence : de ce cacophonique bordel suinte une folie crasseuse aussi inaudible que jouissive. Le chant s'éclaircit et singe un opéra décadent sur Poil de Lune avant de muter en un growl bestial primitif. Vous n'aviez jamais entendu de mélange entre tango, musique de cirque et black metal ? Votre vie est nulle. Il y a d'ailleurs quelque-chose d'incestueux dans ce mélange des genres satanico-circassien : après tout, les deux ne cultivent-ils pas un goût pour les tartines de maquillage, le mauvais-goût et le too-much ? Tu m'étonnes que leur rejeton soit un truc aussi taré que ce disque : quand on se mélange en famille, le résultat est souvent rigolo.

On ne va pas se mentir : tout cela est bien difficile à suivre pour les non-initiés (et trop insolent pour les vrais experts). PENSÉES NOCTURNES c'est fou, excessif, rabelaisien. Clown tantôt drôle, maléfique ou triste, Vaerohn doit bien s'amuser avec sa musique orgiaque, généreuse dans sa démence. Dans L'Alpha Mal il nous colle des choeurs avinés, puis un coupure hantée de sanglots angoissants, on y gémit, on y vocifère... Alors qu'on pensait se marrer au début, ça vrille en quelque chose de carrément malsain et flippant, façon chapiteau miteux de bled sordide qui sent la gitane froide et les enfants disparus. Avec son usage du français, son univers parfois désuet, son côté iconoclaste et les instruments qu'il utilise, PENSÉES NOCTURNES rappelle une version dégénérée de LA RUMEUR DES CHAINES, ce groupe qui mélangeait black metal et bal musette. Grand Guignol Orchestra s'affranchit d'ailleurs assez vite de l'étiquette "black metal" : un cirque se doit d'être libre, et cet album l'est indubitablement. Comme un vrai cirque, il bouffe à tous les rateliers et le fait à fond : les influences de cette parade sont autant latines que jazz ou balkaniques (ces choeurs sur Comptine à Boire fleurent bon la vodka artisanale). Ce qui compte n'est pas la démonstration technique, mais plus une forme d'expression sauvage et profondément expressionniste. C'est aussi épuisant que rafraîchissant, dans la mesure où l'odeur de charogne avariée peut rafraîchir. On avait employé le mot "avant-gardiste" au début de cette chronique. C'est bien ça comme mot, "avant-gardiste", ça fait intello, ce que n'est pas pas PENSÉES NOCTURNES : malgré une érudition qui dégouline de ce concept, ce n'est pas pompeux ni pédant. Jamais la posture ou le cynisme ne prennent le pas sur la sincérité de la démarche et de la musique.

Si Grand Guignol Orchestra était un être humain, ce serait Gérard Depardieu. Un ogre de démesure qui sent la vinasse, qui bouffe la vie et les gens à pleines dents, un truc abîmé, excessif et flatulent, certes, mais aussi d'une générosité, d'une liberté et d'un génie rare qui touche aussi bien le bas peuple que les élites onanistes. Forcément, ça divise. PENSÉES NOCTURNES a réussi à accoucher d'un truc à la fois repoussant et brillant (ma mère aussi, ndlr) . De premier abord, ce cirque pouvait prêter à sourire mais son ambiance horrifique et son désespoir hystérique particulièrement glauque finissent par coller aux tripes et les remuer dans tous les sens. Une oeuvre libre qui ne ressemble à rien de connu, qui n'obéit à rien, forcément, ça fait toujours un peu peur. Le clown cannibale, ce n'est que du bonus.