Chronique | Outre-Mondes - Outre-Mondes

Tanz Mitth'Laibach 21 mars 2024

Outre-Mondes est un projet à part. Il a été pensé en 2021, une période où, pour des raisons compréhensibles, son auteur cherchait à s'évader dans le temps et l'espace ; le résultat en est un travail à la fois musical et visuel, paru sous la double-forme d'un album éponyme et d'un livre de photographies associé dans ses éditions collector début 2024. Les couvertures de l'un et de l'autre diffèrent par leurs tons, gris-bleu pour le premier et orange-bleu pour le second, de même que par leurs atmosphères, la violence des vagues et de la roche se heurtant l'une à l'autre d'une part contrastant avec le calme irréel d'autre part ; néanmoins, elles ont le même sujet, la beauté fantastique d'un paysage enferré entre la mer, le ciel ombrageux et les falaises anguleuse. C'est la nature qui est au cœur d'Outre-Mondes. La nature dont il est question ici ne se trouve pas si loin que ça, en Bretagne, pourtant en se sent réellement outre-monde à feuilleter les quatre-vingt-douze pages du livre.

Ce sont des paysages qui sont à l'honneur, où les humains ne sont pas présents même si leurs constructions le sont parfois, et où même la vie animale est rare ; le mouvement n'est plus, et par conséquent le temps non plus. La musique de l'album suit la même logique : elle est entièrement instrumentale, on n'y entendra ni chant ni voix humaine distincte ; les tempos sont relativement calmes, prenant le temps de doucement nous guider à travers leurs paysages sonores plutôt que de chercher à nous faire danser. Lors du premier morceau The Rising Tide, on craint un peu que l'album ne reste trop doux et lumineux : cette première piste nous accueille au bruit des vagues et du vent marin avant un sample d'instruments à cordes tout en douceur, en dépit des battements électroniques que l'on entend à l'arrière-plan, comme un cœur attendant son heure.

Néanmoins, cette sérénité ne dure pas : dès le morceau suivant Desiderium, le ton s'assombrit, les samples se mettent à siffler et se distordre, les battements martèlent une attente sourde non-dénuée d'angoisse. Le ton s'alourdit bien davantage encore ensuite. Les sonorités deviennent toutes autres : bruits de machines en mouvement, tintements lugubres, souffle mécanique, voix assourdies, grincements, hululements stridents... En dépit de sa thématique, c'est bien dans une atmosphère industrielle que baigne Outre-Mondes, qui après tout traduit bien l'aspect sombre, massif et saillant de beaucoup des paysages photographiés ! Lorsque des nappes de synthétiseurs ou le son d'instruments à cordes reviennent dans la partie, ils sont forcés de suivre le mouvement impulsé par la mécanique. Comme Outre-Mondes le dit lui-même, il va du silence à la tragédie.

Or nous sommes fort bien menés dans cette traversée : les mélodies nous guident à la perfection, nous entraînant du sommet des vagues au creux des plus menaçants paysages minéraux où nous nous retrouvons cernés par tant de roches et d'arbres aux formes étranges ; elles le font avec autant d'attrait et de limpidité que le ferait une voix humaine. Dans ce voyage, on apprécie particulièrement les morceaux les plus ténébreux et les plus industriels à la fois : le morceau éponyme Outre-Mondes, où l'on suit la mélodie au milieu d'un univers sonore très riche, changeant plusieurs fois d'atmosphère ; Les Mondes Inversés, le plus angoissant, où le tintement domine tout le reste ; Zoonose, avec sa construction sinueuse. Dans les morceaux plus calmes, celui que l'on aura le plus goûté est Energy of Sadness, d'une belle mélancolie synthétique.

Pour peu que l'on soit sensible à sa fascination pour les paysages où domine le minéral et la noirceur, l'imposant et l'infini, et que l'on apprécie ses sonorités électro-industrielles, Outre-Mondes est donc un très beau projet. À ce stade, il est temps de se demander si on ne l'a pas encore découvert qui se cache derrière ce projet, pour aimer combiner ainsi ses talents de photographe à des compositions électroniques expérimentales à la fois lyriques et oppressantes : c'est Philippe Fichot de Die Form, qui ajoute ce projet parallèle à la longue liste de ceux qu'il a déjà développés à côté de son duo principal avec Éliane (Hurt, Société Anonyme, Sombre Printemps, Ukiyo...). Et si l'on reconnaît son talent et son goût de la combinaison entre art visuel et musical, on est beaucoup plus surpris par la thématique, venant de lui : la nature n'est pas un thème central de Die Form ni de ses précédents side-projects, même si elle était parfois très présente sur certaines photographies. Il n'est par conséquent pas étonnant que ce disque et le livre afférent aient fait l'objet d'un projet à part. On ne peut que s'en réjouir : cette nouvelle facette a bien du charme.