Chronique | Fragile Figures - ANEMOIA

Pierre Sopor 7 novembre 2022

Il y a deux ans, nous découvrions le duo Colmarien FRAGILE FIGURES avec un premier EP, Silent Scars, tout en tension et poésie où le mélange post-rock / noise aux accents post-punk et industriels de Kai Reznik (guitares et machines) et Julien Judd (basse) nous trimballaient d'univers hantés en tableaux cinématographiques mélancoliques. Les voilà de retour avec un premier album à la pochette mystérieuse signée Eric Antoine et au nom, Anemoia, déjà évocateur.

La nostalgie d'une époque que l'on n'a pas connue : déjà, les spectres tristes de l'album nous entourent alors que The Collapsing impose ses premières notes. Intro noise / indus, basse tendue, guitares hypnotiques, boite à rythme déshumanisée : l'ambiance est froide et évoque la nuit, la pluie, le béton. Attaquer sur une pièce pareille de dix minutes où les émotions peu à peu nous grignotent et nous gagnent, il fallait oser. Le pari est réussi : l'attention est captée, prisonnière de ce spleen qui parfois s'alourdit (Pulsar fait parfois penser à une rencontre entre Charlie Clouser, avec sa mélodie sombre et obsédante, et EZ3KIEL), et parfois s'évapore (Mute, abstraction, glitchs et nappes de guitare cold). On admire le numéro d'équilibriste réussi ici, entre la gestion de la tension (la nervosité de cette basse, prête à exploser sur Noar par exemple, mais toujours contenue) et le contraste créé par la rencontre de ces rythmiques implacables, dépourvues d'humanité mais qui finissent par dégager une espèce de névrose glacée, et les cordes plus sentimentales. Les mélodies s'imposent progressivement, grâce à leur simplicité apparente, comme un thème de film immédiatement mémorable et familier mais que l'on n'a jamais vu (les fantômes de la nostalgie ne sont jamais loin), qui se développe ensuite pour nous emporter toujours plus loin dans ce monde triste, nuageux et poétique. L'apport d'une voix ici ou là vient souligner avec pertinence une émotion, un instinct (la détresse de la comédienne Sascha Andrès dans l'électronique futuriste de Coded in Your Blood, et la très élégante récitation de Recueillement de Baudelaire sur Trouble Screen qui semble sortie d'un vieux film, avec sa diction théâtrale et sa texture sonore surannée : la nostalgie et les spectres, encore).

Silent Scars aurait pu n'être qu'un one-shot, un joli coup dont les suites n'auraient pas su retrouver le parfum. Il n'en est rien : Anemoia approfondit la recette de FRAGILE FIGURES dont la musique est à la fois riche, fascinante, mais aussi viscérale. Cela paraît trivial à dire comme ça, mais l'auditeur ne s'ennuie jamais à l'écoute de l'album qui va intelligemment remuer nos petits intérieurs pour mieux nous couper de nos réalités ternes et nous emporter dans un espace que notre imagination est libre de visualiser à sa guise. Chouette voyage !