Chronique | Flagorne - Les Couleurs d'une Fièvre

Pierre Sopor 27 janvier 2024

Le label Cioran Records nous a habitués à des propositions radicales, frappées par le pessimisme le plus noir et, bien souvent, suintant d'une souffrance et d'une misanthropie dont l'inconfort trouve son écho au sein d'une musique torturée, sans concession. Flagorne ne fera pas exception : en réunissant Maquerelle et son expérience dans le black metal expérimental où se fracassent entre autres influences jazz ou krautrock au producteur Afga06l (plus proche de l'indus hardcore nous dit la présentation officielle), on se doute bien que le duo ne fera ni dans le facile, ni dans le complaisant.

Comme il est d'usage dans les milieux civilisés, c'est avec des Salutations que commence Les Couleurs d'une Fièvre. Un texte en français hurlé comme une malédiction, des nappes oppressantes, une rythmique aussi lente et impitoyable qu'une procession funèbre : l'effet est massif, intimidant et terrifiant. On pense à Trepaneringsritualen ou Verset Zero pour cette approche mystique, sans pitié, où l'ombre du metal extrême et du dark ambient viennent salir l'électronique. Le nom du projet est trompeur : nous d'y trouverez nulle trace de nombrilisme auto-satisfait, bien au contraire. Flagorne joue avec la durée et casse régulièrement ce qui est mis en place pour mieux nous dérouter, créant un enfer industriel où l'auditeur est malmené, secoué, confronté à des sonorités dissonantes, désagréables, bruitistes.

Quand la rythmique s'emballe et que la fièvre monte avec Adresses, Flagorne s'aventure sur des terrains psychédéliques, la répétition suscitant une panique hallucinée ou incantatoire, à l'image des murmures possédés de Dévore et ses airs de rituel fiévreux. L'effet est synesthésique : la musique se fait alors concrète, sa texture est rugueuse. Elle a une odeur, un goût, celui de la rouille et du sang. Aliénant, Flagorne sombre peu à peu dans la démence et le désespoir alors que les machines sur De Rien de Bien nous accablent, inlassablement, et que le texte mute en un râle inarticulé d'écorché. C'est aussi saisissant que déstabilisant, le malaise est communicatif et prend aux tripes.

On ne saurait parler de catharsis : la souffrance hurlée dans Flagorne n'a aucun effet thérapeutique, les artistes n'ont pas espoir d'apaiser leurs maux. Leur démarche est motivée par le rejet et cette pièce exsude le chaos. Inspiré par les écrits d'Emil Cioran, auteur hanté par la souffrance mais aussi ses errements idéologiques passés, et ceux de Céline, génial inventeur d'un langage littéraire mais lui aussi sali par ses égarements antisémites, Flagorne, encore une fois, ne choisit pas la facilité. A contre-courant, les artistes confrontent un monde moderne dont tout le bruit ne suffit pas à cacher l'odeur nauséabonde du vide et placent alors l'auditeur dans un rôle particulier, celui de se sentir soit coupable, soit médiocre, soit hypocrite. Flagorne n'accorde ni sympathie ni pardon, tout le monde est balancé dans le même cercueil et l'écoute de ce premier album ne se fait évidemment pas à la légère. On n'en attendait pas moins.