Worhs + Douve + Veuglaire @ Le Zorba - Paris (75) - 4 octobre 2025

Live Report | Worhs + Douve + Veuglaire @ Le Zorba - Paris (75) - 4 octobre 2025

Pierre Sopor 9 octobre 2025

Comment résister à la proposition de passer son samedi soir sous terre pour une soirée queer black metal intitulée "La Funèbre Nuit" ? Trop bien, en plus ça ressemble à une extension de la soirée de la veille avec Witch Club Satan (report) : des propositions autour du black metal qui bousculent les stéréotypes du genre. On prend les paris, mais ce ne sera probablement pas des p'tits garçons qui invoquent Satan en ayant pour nom de scène des personnages du Seigneur des Anneaux (remarque, le temps passe, peut-être que pour les jeunes la nouvelle référence est plutôt Harry Potter : imaginez un groupe de black metal dont les membres choisiraient leurs noms à Poudlard, ainsi le chanteur pourrait être Voldemort, le guitariste Mangemort, le batteur Serpentard... et le bassiste un truc dont personne ne veut, genre Dobby ou Poufsouffle) ! C'est donc tout frétillant d'excitation que l'on descend les escaliers puant du Zorba (les pissotières sont contre le mur devant l'entrée de la cave, sans séparation) et que l'on va s'entasser sous ce plafond bas pour découvrir Douve.

DOUVE

On est dans une sorte de trou, c'est humide, ça sent le caveau et la pisse, on va voir Douve : tout semble s'aligner avec une logique implacable. Chez Douve, on retrouve au chant Asphodel, également voix de Mortis Mutilati, Chloé à la guitare (ex-Mortis Mutilati, ex-Moonreich), Eva-Lou à la basse et Atc à la batterie : même si le groupe fête la sortie de son premier album, les filles (et le garçon) derrière ont de l'expérience. Douve existe d'ailleurs depuis plusieurs années, ce qui explique probablement la foule qui s'entasse. Y'en a qui ne peuvent pas rentrer et doivent alors écouter le concert depuis les escaliers, dans le délicat bouquet des lieux... c'est très metal !

La scène du Zorba est un peu short... Plus qu'une scène, on devrait parler d'un petit plateau vaguement surélevé et occupé surtout par la batterie, dont une des cymbales qui tenait en équilibre se casse d'ailleurs la gueule en plein concert. Il n'y a pas de place pour Asphodel, qui chante donc à la même hauteur que le public, juste séparée par un pupitre. C'est roots, c'est intimiste. Atc lance, amusé, "c'est du black metal de cave" avant le début du set... puis nous explose les tympans. Si vous comptez organiser un concert dans votre salon avec une batterie, prévoyez les bouchons d'oreille !

Douve envoie son black metal dans une ambiance appropriée : il fait noir, les murs sont en pierre, on n'y voit pas grand chose puisque seuls deux petits spots rouges font ce qu'ils peuvent pour percer les ténèbres, il y a beaucoup de monde. La musique est à l'image du décor : sans fioriture, brute, sombre, du black metal qui envoie, respectueux du genre, qui vise la jugulaire sans détours pompeux. On en apprécie cependant l'âme que l'on devine dans son humeur froide et désespérée, dans ses accalmies poignantes, et c'est d'ailleurs ce qui nous frappe le plus à l'écoute des titres de Sol. Alors que les rythmiques implacables et d'une précision mordante nous hachent menu, Douve parle de violences sexuelles, de folie, de corps et d'esprit brisé. Le rendu est viscéral, ancré dans la réalité, dénonciateur, probablement cathartique, mais également universel.

L'universalité, en revanche, peut mourir sous terre lors d'un final déchirant : Chloé prévient que le prochain morceau, Anamnèse, sera spécial, joué pour la première fois et probablement aussi la dernière. Asphodel quitte la scène et lui laisse le micro. Adieu le black metal, voici les fantômes atmosphériques et un témoignage en spoken word, des blessures intimes encore vives que l'artiste nous raconte, trop personnelles pour que l'on s'y projette, à la limite du soutenable. C'est aussi fort qu'intimidant, tout ce qu'on peut faire c'est écouter, entendre, être là : une position qui sera de nouveau celle du public plus tard dans cette soirée décidément particulière. C'était fort, c'était sauvage, c'était un cri du coeur, mais c'était aussi plombant, sans complaisance ni pitié, comme l'est l'art quand il est sincère et nécessaire. On en ressort avec une certitude : la prochaine fois qu'on verra Douve, la salle aura doublé de taille.

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VEUGLAIRE

La Funèbre Nuit... on commence à comprendre qu'on ne va pas (que) rigoler. C'est au tour de Roro Perrot de prendre place sous les caillasses du Zorba. Roro Perrot, alias Vomir, alias Ennui, alias Meurs, alias Romprai Etron, alias Trou aux Rats, alias True Aura... alias Veuglaire. Un paquet de noms tous aussi cools les uns que les autres pour désigner ce drôle de type qui se pointe, fait un bruit bizarre avec sa guitare pour marquer le début du concert et, l'air déjà saoulé par lui-même, dit "bon bah voilà, c'est noise, hein". C'était peut-être le premier morceau, ou juste un moyen de vérifier que l'ampli était branché, allez savoir. Puis c'est reparti pour un jeu de textures chaotiques qui réussirait presque à faire sourire Lionel Jospin ou à faire pousser des cheveux au sommet de Vin Diesel. C'est à la fois hypnotique et dégueulasse, et, comme un bébé à deux têtes molles et humides de bave qui ferait de l'aérobic, repoussant et étrangement fascinant. "Ah putain, j'étais mal accordé, désolé, je vais la refaire" dit-il au bout de deux ou trois minutes de massacre avant de refaire la même chose. Ou un truc vaguement différent, on ne sait pas trop et tout le monde s'en fout. Puis il se met à gueuler des trucs inarticulés.

Y'a alors trois façons de vivre le set. Première façon : nan mais c'est quoi ce foutage de gueule, c'est atroce, j'vais boire des bières. Deuxième façon : ouiii, nooon, mais vous ne pouvez pas comprendre, il faut savoir apprécier les oscillations temporelles dans un jeu synesthésique qui abolit les frontières des ondes sonores pour se répandre subrepticement dans le domaine du palpable, rendant la création à la fois visuelle et tangible et au fait faut trop que je vous fasse goûter la robe de ce crû que j'ai découvert dans un bar à République, vous en écouterez les échos, il a une résonance unique si l'on boit dans le bon verre. Troisième façon, un peu à la Beavis & Butt-Head : heuuuu... pourquoi pas ? WOAH ! ce gars est cool quand il se met à beugler ou se la joue je m'en foutiste absolu. Trop cool, même !

On a déjà écrit bien trop de mots. On s'est bien marrés face à ce grand monsieur de la musique noise, référence incontournable pour amateurs de bruits méchants, qui essaye de nous faire croire, avec son attitude de punk branquignolle, qu'il ne sait pas ce qu'il fait et qu'il s'en fout totalement. Sauf qu'on a aussi vu son doux sourire, avant et après le set, et on connaît sa réputation. Huit minutes de concert à tout péter, visiblement lui-même fait partie de la team "nan mais c'est quoi ça, je vais boire une bière". C'était parfait. En revanche, une minute de plus et on serait devenus fous. Ces huit minutes de trucs harsh noise / noisecore énervés dans le noir faisaient office de parenthèse légère et presque comique à la soirée, sorte de bulle de respiration décalée avant de replonger dans les tourments les plus écorchés, un instant nécessaire pour ne pas finir asphyxier par la pesanteur des autres concerts. Perrot, lui, n'avait aucun traumatisme à nous raconter avec des mots mais sa présence, comme la notre, servait alors de soutien, de moment paradoxalement vivant. La lueur dans le bruit le plus violent, on ne s'y attendait pas.

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WORHS

Depuis une dizaine d'années, Willow alias WLWD mène Worhs en y injectant toute son âme, sans compromis, sans postures artificielles. Elle arrive sur scène dans un costume de pierrot, de clown triste... ou d'Art, le clown de Terrifier (sa masse de cheveux sur le côté nous rappelle d'ailleurs la petite fille démoniaque, meilleur personnage de la célèbre saga de slasher gores !). Ce soir, elle est accompagné de Maëlle, du projet de black metal industriel Cross Contact. Les ténèbres riment avec funèbre, elle a un petit klaxon pour faire pouêt-pouêt, yes, on va bien rigoler !

Sauf qu'en fait, pas du tout. On est pris à la gorge d'emblée par la musique, mélange d'influences passant par le DSBM, le rap, l'indus, le post-punk... Ca suinte le désespoir, la rage et l'urgence. La bande électronique en fond manque un peu de volume au début, la technique tâtonne, mais peu importe, on a les tripes en vrac, retournées par l'intensité de la proposition. Petit à petit, on comprend que le concert va être spécial.

Sans pudeur, sans pitié, Worhs semble se disséquer en direct face à nous. On tremble et on souffre pour elles. Willow et Maëlle se répondent, leur scansions nous écrasent de tout le poids de textes en français, d'autant plus fatals qu'ils sont intelligibles. Le mélange des voix fonctionne à mort. D'ailleurs, avec Worhs, la mort est partout mais ce n'est pas une mort romantique ou amusante, c'est une mort putride, terrifiante, omniprésente, une mort bien réelle à laquelle on essaye vainement d'échapper. En cours de route, on découvre que la soirée est dédiée au frère de l'artiste, qui s'est suicidé récemment. La Funèbre Nuit. On ne rigole plus du tout. On tremble même : sera-t-il seulement possible d'aller jusqu'au bout ?

La musique est d'une richesse et d'une variété rare, les mélodies comme les paroles nous accrochent et nous bringuebalent dans tous les sens. C'est souvent génial, tout le temps bouleversant parce que chaque seconde, chaque son, est saigné en direct par cette clownesse qui ne semble déjà plus vraiment faire partie du monde des vivants. Les quelques ressorts comique, l'humour noir que l'on croyait voir dans ce costume de clown, ce klaxon qui fait pouêt-pouêt, ne font finalement que renforcer le tragique du concert, sa tristesse absolue. Dans un message cruel qu'elle se laisse à elle-même, elle torpille son "costume de merde" qui n'est là que pour créer une distance hypocrite afin de se fuir elle-même. Glaçant, mais pas comme quand un groupe joue à faire peur, réellement glaçant : malgré les artifices de théâtre grotesque, ici, tout est pour de vrai. On meurt pour de vrai. Qui es-tu Antigone ? et sa charge sur le consentement, ou la très à propos Dernières Volontés et sa lourdeur apocalyptique s'écoutent sans que l'on n'ose piper un mot. Les mots sont crûs mais décuplent l'impact de cette poésie hantée par la mort et le rejet de son propre corps.

Et puis la Funèbre Nuit approche de la fin. Toutes lumières éteintes, dans le noir absolu, Willow finit le concert à terre et adresse un message déchirant à son frère. Elle peine à aller au bout, étouffée par ses sanglots. Mais il faut continuer, il faut que ça sorte, il faut évacuer toute cette souffrance. A-t-ton déjà vu le mot "catharsis", si souvent galvaudé, employé avec une telle authenticité ? Eh bien, non, jamais. Si la musique est universelle, elle ne peut pourtant appartenir qu'à l'artiste pendant ces instants si particuliers où le public est mis dans une situation inconfortable, à la fois voyeur impudique et soutien. On ne peut rien faire, alors on se tait, on écoute, et on reçoit cette charge au poids insoutenable en pleine tronche, étourdis par la générosité et la souffrance d'une artiste qui se livre entièrement. C'est à peine si on ose applaudir, ça sonne déplacé, forcé, un peu faux. Concert, exorcisme, rite funéraire, appel à l'aide désespéré, on ne sait plus trop. Avait-t-on déjà vu performance aussi hantée, aussi profondément authentique, aussi noire ? La question est à nouveau rhétorique, la réponse est encore non. 

Quelques minutes plus tôt, Willow confessait être à bout, physiquement et mentalement, épuisée, et ne plus être capable de continuer Worhs. Il s'agit peut-être de son dernier concert. Les nouveaux morceaux joués ce soir-là avaient de la gueule. On repense alors aux cyniques, aux narquois, aux petits nazillons en herbe qui jouent au Seigneur des Anneaux ou bricolent avec des symboles païens néo-fascistes, ces boys band qui n'ont rien à dire car leur âme est vide. Ceux qui se vantent de leur force et rigolent entre eux de l'étiquette "queer black metal". Jamais ils n'auront un centième de ce courage-là, de cette puissance, jamais ils ne sauront donner vie à l'abîme comme l'a fait Worhs ce soir. Ils peuvent rigoler mais c'est grâce à ce genre de projets, grâce à ces voix si profondément personnelles, intimes et sincères que le black metal, aujourd'hui, reste pertinent. Ce sont des projets comme Douve ou Worhs qui, dans leur radicalité et leur souffrance, dans leur talent pour proposer des choses dissonantes et affranchies, permettent au genre de ne pas être qu'un cirque, de garder sa dimension à la fois spirituelle et dangereuse. Des voix puissantes du mal être, de la marginalité, du tourment. C'était de l'Art avec un A majuscule (pas seulement pour rappeler le clown tueur de Terrifier), habité par la nécessité absolue pour ces gens brisées physiquement et psychiquement de crier, et qui continuent de se mettre en danger pour leur art, parce qu'il faut bien survivre. Il existe souvent ce fantasme un peu absurde du "trve" en musique, surtout dans le black metal. On n'a jamais rien vu d'aussi trve que Worhs. Le genre de moment de vérité qui serait impossible quand on enchaîne les tournées ou en un lieu plus grand, mais qui nous marquent pour toujours.

On est venus en faisant les malins, on est sortis de ce sous-sol comme on sort d'une tombe, en silence et sans vraiment réaliser qu'on est de retour à la vie, à la réalité, et avec l'odeur de mort encore bien collée à l'âme. Souhaitons alors à ces artistes, à ces personnes, de trouver la paix. En début de soirée, Worhs distribuait gratuitement un CD contenant deux titres inédits et limité à 25 exemplaires, nous laissant entrevoir une sortie future d'album... Si ce projet remonte un jour sur scène, nous serons alors là pour soutenir ce monument unique et passionnant de l'underground, à la fois inspiré, profondément touchant et, dans sa dureté et sa cruauté, d'une beauté rare et fragile qu'il est impératif de protéger.

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Pierre Sopor

Rédacteur / Photographe