A l'annonce de la venue de Nine Inch Nails à l'Accor Arena, il y avait plusieurs raisons de grincer des dents : jamais Trent Reznor et ses copains ne s'étaient produits sur une aussi grande scène à Paris, préférant des lieux plus intimistes (comme cet Olympia de 2018, complet avant même la mise en vente officielle des places). Le son de l'immense salle est parfois capricieux, pour être poli. Et puis le prix des places était conséquent... mais finalement plutôt dans une moyenne "normale" pour les lieux (les places en fosse étaient d'ailleurs au même prix qu'à ce fameux Olympia de 2018). Nous, on s'était jurés de ne plus aller là-bas, sauf "cas de force majeure". Alors que le même soir, à la Cigale, se produisaient Jozef van Wissem et Jim Jarmusch (on vous en parlera aussi très bientôt), l'antenne parisienne de Verdammnis Incorporated se déchirait alors : si Nine Inch Nails n'est pas un "cas de force majeure", alors qui ? Mais après les avoir vus une dizaine de fois au cours des vingt dernières années, est-ce qu'on pouvait encore être surpris ? Est-ce que les tourments viscéraux de Reznor qui nous accompagnaient dans notre jeunesse peuvent encore nous remuer aujourd'hui, pour la énième fois ? On vous raconte cette soirée pour laquelle absolument aucune accréditation photo n'a été acceptée... Et donc, une fois n'est pas coutume (les cas de force majeure, ça justifie les exceptions qui confirment la règle), avec des images captées par un téléphone (merci à Caro B. Zmeya de nous avoir fournis quelques unes de ses photos).
En arrivant dans la fosse, on peut découvrir l'innovation de cette tournée que les précédentes dates avaient spoilée : la présence d'une seconde scène, plus petite, en plein milieu de la fosse. Ce dispositif, c'est sûr qu'à l'Olympia ou même au Zénith, ça aurait été compliqué. Les deux scènes sont cachées par un rideau noir. Dans le fond de la fosse, Boys Noize se lance dans un DJ set pas désagréable mais interminable. Il a adapté son set pour coller à l'ambiance de la soirée avec quelques passages plus froids et obscurs, mais 1h15 sans changement de lumières, tout seul dans son coin, ça fait long. On peut alors s'amuser à noter les petits détails, les tee-shirts d'un public hétéroclite de plus en plus poivre et sel (salé, le poivre)... Et puis la sécurité qui maintient un petit couloir aux bords de la fosse. Couloir dans lequel passe une maman et ses cinq marmots, tous se tenant la main, avec protection auditive et encadrés par la sécurité qui les amène backstage. C'est passé trop vite pour reconnaître Mariqueen, mais les amateurs de potins peuvent spéculer : chez les Reznor, les tournées ça se fait en famille. 20h58, cette fois, aucun doute : sourire timide et discret, le pas rapide, encadré par la sécurité, le patron, notre "papa des ténèbres", traverse le couloir accompagné de ses compagnons de scène.
Aucune pause entre le set de Boys Noize et le début du show : le rideau de la petite scène disparait, le maître de cérémonie de la soirée commence seul au piano avec Right Where it Belongs... Qui mute en Somewhat Damaged. Au piano. Qui devient Ruiner. Au piano, Reznor seul, toujours. Vous avez déjà vu Nine Inch Nails un paquet de fois mais en même pas dix minutes, l'affaire est pliée : jamais comme ça. La fosse retient son souffle, petit à petit les autres musiciens arrivent sur scène. Le son s'épaissit progressivement. "You didn' hurt me, nothing can hurt me, you didn't hurt me, nothing can stop me now" : les paroles dont les échos hantent l'Accor Arena annoncent la suite alors qu'arrive Piggy... mais jouée dans sa version Nothing Can Stop Me Now plus dansante. Reznor se lève de son piano et se promène sur sa petite scène à 360 degrés : où que vous soyez dans Bercy, vous n'êtes finalement pas si loin. Voilà, c'était l'intro, c'est déjà le concert de l'année, trois morceaux et demi et que des raretés ou de l'inédit. Le boss est en forme, il est Znor, il est même très très Znor. Trent, c'est le chef, Trent régale, Trent restaure.
La lumière de la petite scène s'éteint. Le rideau de la scène principale s'illumine et la silhouette du batteur Ilan Rubin, qui manquait jusque-là à l'appel, s'y profile alors qu'il commence à cogner ses fûts. L'attention du public se détourne pendant que le groupe traverse à nouveau la fosse pour prendre place sur la grande scène et enchaîner Wish et March of the Pigs. Le public entre progressivement en ébullition et montre qu'il connaît les paroles... ou en tout cas, sait brailler "fist fuck" pendant Wish. Le show est à tomber : Nine Inch Nails joue derrière un rideau transparent qui donne un relief nouveau aux projections et aux ombres (et le résultat est bien plus maîtrisé et lisible qu'avec Tool, par exemple). Les silhouettes des musiciens semblent se multiplier sur les différents supports, on croirait parfois même voir jusqu'à trente Reznor alors que le mec est unique, bien sûr. Son ombre projetée sur les gradins en fond de salle est immense : ça c'est notre Trentounet, glorieux, ténébreux, monumental. Les tournées de NIN sont devenues rares mais ils ont mis le paquet et le dispositif scénique justifie pleinement ce choix, initialement crispant, d'une salle aussi immense. Le prix ? Oublié le prix. Dérisoire, même, finalement.
Comme d'habitude avec Nine Inch Nails, la setlist est un mélange de classiques incontournables (Closer avec son évolution en The Only Time, la magistrale Reptile et sa lourdeur menaçante indispensable) et de semi-surprises. On est par exemple ravis de voir les titres de Year Zero revenir en grâce, et pas forcément les "singles" : Vessel et The Warning le temps d'un retour à la petite scène, c'était parfait. L'occasion pour Boys Noize de revenir aussi et de remanier également Sin et Came Back Haunted en leur donnant un côté plus techno, comme un écho du remix de Piggy joué plus tôt. Le groupe alterne entre les deux scènes, avec ou sans rideau. Reznor, soixante ans, vieillit à l'envers : regard vif, rage intacte. Ses muscles de sa période bodybuildée ont fondu, sa silhouette est presque juvénile. Sa voix aussi, lui qui a toujours été irréprochable sur scène, sonne moins grave que dans les années 2000 et ses cordes vocales semblent avoir rajeuni, elles aussi. Heresy résonne, on s'accroche pour survivre dans la fosse mais si on devait mourir maintenant ça ne serait pas si grave.
C'est drôle comme fonctionne le cerveau humain. Alors que Reznor présente son line-up composé uniquement de fidèles parmi les fidèles avec l'éternel Robin Fick, le complice devenu "numéro deux de Nine Inch Nails" Atticus Ross et Alessandro Cortini, notre esprit nous joue un tour. Comme un déjà-vu, Reznor annonce que c'est l'anniversaire d'Ilan Rubin. Comme au Zénith en 2009, mais cette fois-ci sans 50 Cent mixé à Closer ni les filles qui viennent lui étaler un gâteau sur la tête. On pourrait alors avoir l'impression trompeuse qu'Ilan Rubin passe sa vie à fêter son anniversaire alors que, finalement, deux fois en 16 ans semble être une moyenne raisonnable (à moins qu'on ne tienne là le secret de l'éternelle vigueur dont semble bénéficier Nine Inch Nails).
On croit connaître la fin, immuable depuis tant d'années : de toute façon, ce sera "les chansons en H". En fait, non, pas tout à fait : Burn, possédée et cathartique, remplace The Hand That Feeds avant que l'on ne jette nos dernières forces avec Head Like A Hole, le temps de brailler son meilleur "Head Like a Hole, placage au sol", ni vu ni connu. Et puis y'a Hurt, évidemment. Il faut bien être prévisible, parfois. Tout ce rituel de Hurt en conclusion, on le connaît, on en a soupé et le jour où il nous collera un petit Eraser, All That Could Have Been ou même The Background World à la place, on se fera tatouer son regard ténébreux à l'endroit de son choix, hein. Mais ce soir, même Hurt tabasse. Jeu de lumière à tomber qui découpe la silhouette du chanteur, montée en intensité, l'Accor Arena qui braille en chœur... Est-ce que Reznor est un comédien d'exception ou revit-il à chaque fois l'époque où, jeune homme écorché, il écrivait ce morceau ? Peu importe, c'était à la fois l'apogée et le crépuscule d'un concert puissant et immersif. Le groupe se barre, le rideau tombe, le thème de Twin Peaks retentit et nous rappelle le décès récent de David Lynch alors que le logo de Nine Inch Nails s'affiche. Merci pour la conclusion fun et joyeuse, hein, Trent, on te reconnaît bien là : même si en studio tes derniers travaux ne sont plus aussi bouleversants (mais toujours intéressants, on ne va pas te reprocher de ne plus faire de crise d'adolescence à ton age), t'as toujours le chic pour ruiner l'ambiance.
Alors, Nine Inch Nails ? Alors même qu'on vous confiait il y a trois ans nos réserves suite à leur concert au Hellfest, excellent mais sans surprise, Reznor renverse la table et revient avec un show ambitieux à l'ampleur inédite pour son projet, des morceaux réinventés et une setlist qui embrasse une carrière dont la variété se reflétait dans le public. En partant de la bizarrerie et la rage industrielle de ses influences et en les pliant à un sens de la formule pop-rock, Nine Inch Nails est devenu un truc énorme, une légende du rock au sens large, qui fédère avec des tubes éternels. Mais des tubes névrosés qui parlent de nous faire "des trucs" comme à des animaux, des hits avec des machines brisées qui hurlent leur désespoir et suintent la rage. On sent dans ce nouveau show mais aussi dans le festival dédié à la musique de film que Reznor et Ross lancent cette année une forme de renouveau : oui, Nine Inch Nails assume désormais son statut de gros patron et semble, à ce stade de sa carrière, s'être trouvé de nouvelles ambitions et continue à muter. On y est allés en se demandant si ça ne serait pas la fois de trop. On en ressort avec l'envie de les revoir, encore et encore. La suite sera passionnante.