Solitude, yeux démoniaques et OVNIs : la vie est une chanson de LÉA JACTA EST

Solitude, yeux démoniaques et OVNIs : la vie est une chanson de LÉA JACTA EST

Pierre Sopor 19 juin 2025 Pierre Sopor & Maxine

Léa Jacta Est sortait son premier album Horizons du Fantastique en fin d'année dernière, pile à temps pour la Fête des Morts (chronique). Treize titres mutants, entre pop gothique, expériences bizarroïdes et folk nous emportaient dans l'univers personnel de l'artiste, fait de déchirements intimes, d'étrangetés du quotidien et d'invocations démoniaques.

Alors qu'elle s'apprête à célébrer Horizons du Fantastique sur la scène de la Boule Noire le 24 juin (événement), Léa Jacta Est nous a parlé de son travail. Elle nous raconte son enthousiasme mais aussi les difficultés qu'elle rencontre, et, Léa Jacta Est oblige, on y parle bien sûr d'OVNIs, d’œil démoniaque et d'ancrer littéralement la musique dans le paysage à l'heure du tout dématérialisé.

Quand les gens font quelque chose de très douloureux, comme un tatouage ou avoir un bébé, certains disent que ça leur donne envie d'en refaire alors que d'autres jurent "plus jamais" ! Comment te sens-tu après avoir sorti ton premier album ?
Je me sens vraiment comme si je venais d'avoir un bébé avec un accouchement sans péridurale ! J'aurai probablement un autre bébé un jour... mais je m'arrangerai pour faire une césarienne !

Ce qui a été le plus dur, et c'est un peu le prix de l'indépendance créative, c'est de tout faire moi-même. Naturellement, je n'ai pas tout fait seule, j'ai aussi beaucoup travaillé avec Virginia B. Fernson à l'enregistrement et au mixage. C'est une aventure à la fois très belle et très solitaire. Le côté précarisant d'auto-produire sa musique te met dans une spirale de solitude parce que tu n'as ni temps ni argent donc tu ne peux rien faire, tu es vraiment avec ta musique et ta passion... et tu es obligée de l'aimer. Parfois, le sacrifice est un peu pesant. Peut-être qu'avec cette expérience de procréation musicale, je saurais prendre des dispositions et des décisions pour avoir un prochain accouchement moins douloureux et moins long.

Mais es-tu fière de ce bébé, ou est-ce que tu l'aimes parce que, de toute façon, comme tu le disais, tu n'as pas le choix ?
Je suis fière de cet album parce que je me suis autorisé tout ce que je voulais dans mon expérience de compositrice, même des choses que j'avais peur de partager avec les gens. J'ai été très agréablement surprise de sa réception parce que je me suis sentie comprise dans toutes ces libertés. J'ai été très heureuse de constater que les gens avaient aussi envie de musique décloisonnée, dé-formatée et un peu naturaliste. Ça a été un énorme soulagement.

Il y a 13 morceaux. Vu ton univers, on imagine que c'était un choix qui est vite arrivé...
Pas dès le départ... Comme beaucoup de gens, j'ai commencé à composer pendant le confinement. (Oui, j'ai mis tout ce temps à sortir mon album de confinement !) Je pense qu'au moment où j'ai fait la moisson de tout ce que j'avais composé sur la période 2020-2022, je me suis dit que j'avais 13 chansons à garder. Il y avait plusieurs morceaux qui étaient fusionnés en un seul et que j'ai séparés. Arriver à ce chiffre 13 était une opportunité à saisir !

Est-ce que ça veut dire que tu as sacrifié des morceaux pour arriver à 13, ou au contraire qu'il y en a que tu as un peu ajoutés au forceps pour atteindre ce chiffre ?
Quand j'ai fini la première version de mes démos, j'avais un corpus de 12 titres mais je sentais qu'il me manquait une carte. C'est comme ça que j'ai composé Tyrannosaure Lucifer. C'était un exercice un peu expressionniste sur ce qu'est un morceau FM, entre guillemets, avec un titre catchy, des refrains, une structure 4/4 qui tient dans une grille, des samples, des paroles un peu osées... C'était vraiment une espèce d'analyse des grosses ficelles de tous les bangers que j'écoutais à ce moment-là.

Treize, ça porte bonheur ou ça porte malheur ?
Les deux.

Ton album a pour titre Horizons du Fantastique. Crois-tu au paranormal ?
C'est la première fois qu'on ose me poser frontalement la question ! Et, alors, la réponse va peut-être vous décevoir mais je ne crois pas particulièrement au paranormal. Je suis quelqu'un de plutôt terre à terre mais je suis fascinée par la place que le paranormal occupe dans l'esprit des gens et dans leur quotidien, comment moi-même je peux m'identifier à ces situations, comment ça peut faire voyager ton esprit. Je trouve ça très romanesque et de très belles esthétiques découlent du paranormal, qu'elles soient visuelles, littéraires, cinématographiques, graphiques, picturales... Le fait que certaines personnes y croient m'amène à croire en certaines personnes !

Tu chantes quand même que ta maman a vu des OVNIs. Tu ne crois pas en la parole de ta maman ?
Ce qui est d'autant plus troublant avec cette anecdote, c'est que ma mère est aussi quelqu'un d'assez cartésien ! J'ai décidé de ne pas remettre en question ce qu'elle a vu... mais ça m'a tellement troublée que j'ai écrit cette chanson, Horizons du Fantastique, et ça a été le début d'une nouvelle manière d'écrire, pour moi. Cette espèce de confusion que cette discussion m'a laissée, c'est une émotion très difficile à saisir et j'ai aimé le défi de la mettre en musique. Donc peu importe ce que ma mère a vu ce soir-là, j'ai envie de laisser ça où c'est et je la remercie une fois de plus de m'avoir menée sur une voie intéressante ! 

Tu n'as donc jamais rien vécu d'un peu paranormal à nous raconter ?
Si ! Quand j'étais petite ! Je devais avoir cinq ou six ans. Parfois, le soir, quand il fallait m'endormir, dans le noir, je voyais un œil démoniaque qui flottait vers moi, ça me terrifiait.

Mais comment sait-on qu'un œil est démoniaque ?
Ben, écoute, un œil qui flotte vers toi dans l'obscurité, ça me semble plutôt démoniaque. Il y avait son mouvement aussi, pas souple, plutôt syncopé. Il était couleur vert phosphorescent, genre la couleur des étoiles qu'on collait au plafond. Ça me fait me dire que c'était peut-être juste un machin phosphorescent des années 90 comme il y avait beaucoup, qui ressortait dans le noir... mais chelou, quand même.

Est-ce qu'on peut dire qu'un album est un fantôme, dans le sens où c'est une partie de toi qui va continuer à hanter le monde bien après ta mort, ou au contraire, est-ce que c'est un moyen de ne pas devenir un fantôme ?
C'est une belle image. Je pense que ce serait plutôt la première option. Pas forcément un fantôme dans le sens où cette partie de moi est morte, mais c'est sûr que c'est une manière pour moi, à titre personnel, de tourner une page. C'est vrai que maintenant, avec quelques années de recul et quelque chose qui ressemble à une discographie de mon côté, je me rends compte que je reviens très rarement aux musiques que j'ai déjà sorties.  Ça m'arrive de les réécouter mais c'est souvent un peu le supplice. Je le fais pour une raison particulière comme récupérer la référence d'un son ou parce que c'est le moment de faire un bilan de ce que j'ai fait, ce genre d'occasions... Les moments de composition sont des périodes où tu mets tellement de toi-même qu'une fois que c'est livré au monde, c'est très perturbant de s'y replonger. Je me rends compte que c'est un peu comme réécouter des albums dont on était super fans à une période donnée. Tu peux avoir de bonnes surprises, mais parfois...

D'ailleurs ta musique a beaucoup évolué avec le temps. Qu'est ce qui t'y a amenée ? Est-ce lié au fait que tu ne reviens justement pas en arrière, ce qui te pousse à avancer, ou est-ce lié peut-être au fait d'avoir la confiance de se lancer dans des choses plus étranges ?
Peut-être un peu de tout ça. j'écoute énormément de musiques différentes et je suis vraiment une éponge : à chaque fois qu'un truc me plaît dans une chanson, j'ai envie de le faire aussi. Ça peut arriver dans des circonstances inattendues. Ça m'est arrivée de me retrouver dans une fête foraine et d'avoir envie de faire du reggaeton parce que ça donne une atmosphère particulière à un moment. Actuellement, je suis en train de beaucoup digger et écouter les groupes indépendants autour de moi parce que je fais beaucoup de booking. Par exemple, j'écoute ce qui se fait dans les scènes noise avec les gens qui expérimentent avec des synthés modulaires et des machines super bizarres... Je trouve ça incroyable et j'ai envie de faire pareil ! Le point de départ des avalanches de synthés qu'il y a sur mon album, par exemple, c'est le jour où j'ai téléchargé un plug-in d'Omnichord. C'est un instrument qui était fabriqué dans les années 80, avec un son qui m'obsède. Il était introuvable, jusqu'à ce que Suzuki le réédite, là, ces derniers mois. Même si au final je crois qu'il n'y en a pas dans mon album, c'est comme ça que je me suis mise à Ableton, à la musique électronique, aux claviers et au beatmaking.

C'est drôle parce qu'on t'avait posée une question similaire la dernière fois (en 2021, à lire ici) et tu avais répondu être tombée dans la spirale infernale des pédales d'effets. Le matériel nourrit donc ta créativité !
Peut-être que comme je suis autodidacte, je n'ai pas d'approche académique qui m'amènerait à toujours pousser plus loin dans la technique de mes instruments. J'ai envie d'essayer plein de trucs rigolos.Cela dit, j'aime toujours revenir à la guitare acoustique. C'est vraiment très réconfortant de toujours retrouver cette base-là. Je crois aussi que j'aime beaucoup l'essentialité du kit guitare-voix, être capable de faire de la musique "avec rien".

Tes clips ont toujours une esthétique lo-fi, parfois VHS. Qu'est ce qui t'attire là-dedans ?
Je pense que c'est l'exploitation de la contrainte de ne pas avoir de moyens...

...Désolé, mais on va devoir te contredire un peu, dans le sens où aujourd'hui n'importe qui peut faire des images acceptables avec son téléphone, alors que tourner avec des cassettes coûte de l'argent et que ce n'est pas le matériel que l'on trouve le plus rapidement ! Tu as un soin de décor, de costumes, de direction artistique qui dépasse le simple "je fais comme ça parce que ça ne me coûte pas cher" ! Tu n'as rien de plus à nous raconter sur tes vidéos ?
(Rires) Le premier clip, Les Sept Rivières, a été tourné au smartphone dans le village de mon enfance car c'est une chanson qui en parle. (On surnomme ce village "le  Village aux Sept Rivières" mais je ne peux t'en citer que deux !) Quand j'ai commencé à imaginer ce clip, j'avais vraiment des images très esthétisées qui me venaient en tête, avec une réalisation très léchée, mais je me suis rendue compte que ça n'allait pas du tout être possible. Il se trouve que je passais par là en vacances et que je devais commencer à sortir ma musique assez rapidement... C'était très ludique de tourner ce clip au smartphone avec très peu de préparation et d'être filmée par mon copain dans les champs dans lesquels j'ai grandi et sur le rond-point de mon enfance ! Cette première expérience m'a plu.

Aussi, je travaille avec une excellente monteuse, Marion Hébrard, qui n'a pas peur de donner un cachet cinématographique à des images très lo-fi.

Ensuite, pour Tyrannosaure Lucifer, ça a été une espèce d'effet boule de neige avec des gens du milieu du cinéma que j'ai réunis ensemble, ce qui m'a permis d'emmener à bord beaucoup de techniciennes et techniciens bénévoles et de prêts de matériel. Je me suis retrouvée dans une situation inattendue avec beaucoup de moyens bien que zéro budget. Ça a été un projet d'une envergure beaucoup plus grande que ce que j'imaginais et ça m'a fait un peu peur. J'en profite pour embrasser mes co-réalisatrices Anaïs Manuelli et Milena Studer, heureusement qu'on était une équipe de choc !

Pour la live-session des Cascades, je ne voulais pas refaire quelque chose d'aussi gros, je voulais faire très simple. Je savais qu'Anaïs avait un camcorder qui trainait dans un coin, donc je me suis dit que ça serait sympa de l'utiliser. Je voulais un tournage mignon et rapide, sans prise de tête.

Ensuite, il me fallait un quatrième clip, pour L'Amour à la Plage. J'avais mon téléphone et j'avais repéré cet appartement désaffecté en face du studio dans lequel je répète. On a très peu préparé ce tournage. On a décidé des tenues le matin-même, en reprenant celles de mes anciens clips.

Je pense que la qualité de ces clips se joue beaucoup au montage et à la direction artistique de mes co-réalisatrices. 

Et cette magnifique nuisette.
C'est Anaïs qui m'avait encouragée à faire une recherche sur tous les sites d'Enterrement de Vie de Jeune-Fille pour le clip de Tyrannosaure Lucifer et je suis tombée sur ce truc-là. Je me suis tout de suite dit que ce vêtement était fait pour moi. A l'écriture du scénar, j'étais très frustrée parce que ce ne sont que mes copines qui le portent, moi je n'en avais pas... mais je m'en étais quand même prise une, en rab.

Tu disais que le clip de L'Amour à la Plage est quasi improvisé. Que veux-tu raconter dans le clip ? Vois-tu un lien entre ce que tu veux raconter et la chanson d'origine ?
A l'origine, j'ai fait cette reprise pour une amie qui me l'avait demandée. Je sentais qu'il y avait une espèce de violence sous-jacente à mettre en musique avec ces accords et ces paroles-là. C'est une chanson qui est très maniable, je trouve, parce qu'elle fait vraiment partie du paysage français. Quand on a fait le clip, avec Anaïs, on s'est vite dit qu'il ne fallait surtout pas qu'il y ait de plage. On voulait l'anti-plage. Au début, on se disait que la plage pouvait peut-être apparaître sur fond vert ou via le jeu Second Life ! Aussi, cet hiver, il y a eu un jour de grosse neige et j'ai été faire des images avec mon téléphone... Je me suis retrouvée dans un endroit où il y avait des barbelés et des bonshommes de neige très flippants ! J'ai montré mes rushes à Anaïs comme point de départ.

Puis, on a donc décidé le jour du tournage de ressortir cette nuisette de Tyrannosaure Lucifer, parce que ce corps en bikini en trompe-l'œil tombait bien. Et c'était enfin une occasion de la porter moi-même !

Ce contraste bizarre entre le faux glamour / sensuel de cette nuisette et le lieu décrépit fonctionne bien !
Au départ, je pensais l'associer à mon sweat shirt Morbid Angel tout pourri que j'ai depuis plus de dix ans. Mais Anaïs m'a conseillé de plutôt prendre mon déshabillé chinois du clip des Sept Rivières. J'ai vite pensé que ça pouvait être marrant de faire cette espèce de faux effeuillage avec ce truc-là. Il y a une parodie de male-gaze absurde avec cette tenue. Au montage, on a même dû faire attention à doser ce qu'on montrait... alors qu'à la fois on ne montre rien, j'ai juste un grand t-shirt informe qui m'arrive aux genoux !

Tu parles de male-gaze et c'est comme ça que le clip a été présenté, mais tu dis aussi que tout a été improvisé. Sous-entendrais-tu que les pitchs promotionnels qui expliquent la démarche artistique sont en fait totalement bidonnés ?
Anaïs, qui monte beaucoup de fictions, a l'habitude de finir d'écrire le film avec ses réals à ce moment-là. Je pense qu'elle nous a transmis ce truc-là.

Aussi, dans le cas des clips, il n'y a pas toujours besoin d'un scénario, ça peut très bien être des images autour d'une atmosphère. Je ne sais pas quelle est l'histoire de ce clip. A la fin du montage, on a inventé plusieurs versions qui nous ont fait marrer, par exemple une sorte de cheffe de projet dépressive qui a acheté un appart à Aubervilliers pour une bouchée de pain et sombre dans la folie durant rénovations. Ou une suite du clip de Tyrannosaure Lucifer.

Aussi, quand on a tourné, je n'étais vraiment pas au top de ma forme, du tout. Ça m'a fait beaucoup de bien de faire ça avec mes copines. Plutôt que de jouer beaucoup sur la post-ironie comme sur mes précédents titres, Anaïs a soufflé que ça pouvait être intéressant de cristalliser ce côté super-bad que je vivais à cette période-là. Cet appartement terrifiant le symbolise un peu.

Tu soignes beaucoup ton merch, mais pas que : tu as fait des dessous de verre pour promouvoir ta release-party, tu as le fanzine Bisou Bizarre que tu fais à côté. Il y a un vrai soin sur les objets. Fais-tu tout ça toute seule ? Et trouves-tu le merch intéressant au-delà de l'aspect économique et le petit complément que ça apporte pendant un concert ?
Dans mon métier civil, je suis graphiste. Je trouve que ce projet musical est un fabuleux terrain pour avoir un langage graphique un peu expressionniste. Ça m'arrive de collaborer avec des gens sur la D.A. : j'ai demandé un design de tee-shirt à une tatoueuse incroyable qui s'appelle Valeria Sakseeva, mon shooting promo sur l'EP Stranger a été fait par une photographe exceptionnelle qui s'appelle Sophie Alyz... Mais là, je n'avais aucun budget donc j'ai fait des autoportraits.

Le merch est un excellent terrain pour faire des ponts entre plusieurs disciplines artistiques. Dans ce système économique fragile de musiques indépendantes, ça peut aussi être un complément pour ne pas être complètement dans le rouge. A mon stade, ce n'est pas suffisant pour vraiment générer des revenus mais c'est aussi une autre manière de faire vivre ta musique quand les gens portent ton tee-shirt ou ont une affiche de toi chez eux. A l'heure de la musique dématérialisée, ta musique, sous sa forme première, n'est qu'un fichier parmi des milliards d'autres,sur des serveurs. Le merch est une façon de faire circuler ton travail de manière inattendue.

Une fois, j'ai croisé une fille dans un bar qui portait un de mes premiers tee-shirt, elle l'avait découpé pour se faire un super petit look, j'avais trouvé ça génial. Sur ma tournée, j'ai rencontré une musicienne que j'aime beaucoup, Anna Joe, qui m'a acheté un tee-shirt. Plus tard, j'ai vu qu'elle le portait sur scène... ça fait partie des beaux hasards, je trouve. De la même manière, je croise souvent des gens avec des t-shirts de groupes absolument géniaux et c'est aussi un moyen pour moi de découvrir de la musique.

Veux-tu nous parler un peu de ton zine Bisou Bizarre ?
En 2022, la semaine entre Noël et le Nouvel An, non seulement il ne se passait rien mais en plus j'ai eu mon premier covid ! Pour passer le temps, j'ai fait un zine qui s'appelait La Vie Secrète des Chansons Cathartiques, où j'ai écrit sur l'aspect cathartique de faire et d'écouter des musiques très personnelles. J'ai réfléchi sur ce thème, j'ai interviewé des musiciens, des professionnels du milieu de la musique... A sa sortie, j'ai réalisé que les gens étaient heureux de lire quelque chose sur la pratique de la musique indé, rédigé par quelqu'un qui en fait.

Dans la continuité, j'ai commencé ce petit format Bisou Bizarre qui relate la scène DIY vécue de l'intérieur. J'avais aussi très envie de faire un zine avec rien, juste une feuille de papier que tu plies en quatre et voir comment exploiter ce format au mieux. C'était une période où j'étais entre deux sorties, j'avais un peu le temps. C'était aussi une manière de faire circuler ma musique en le déposant chez des disquaires, dans des librairies, des salles de concerts, un peu comme des flyers. C'est quelque chose que j'ai mis en pause parce que je n'avais vraiment plus le temps, mais j'aimerais reprendre. C'était une espèce de rendez-vous bimensuel avec moi-même et aussi avec les musiciennes et musiciens qui m'entourent.

Jusqu'à très récemment, tu étais seule sur scène. Comment vivais-tu ce face à face avec le public ?
C'était un peu ambigu. Je pouvais tirer une espèce d'épanouissement de réussir à transmettre quelque chose sur scène de manière assez décharnée mais il y avait aussi des moments très solitaires : tout l'avant / l'après du concert, les fois où ça ne se passait pas super bien avec le public, ou au contraire quand ça se passait très bien, ça peut être un tsunami émotionnel, les dates où je tombais sur des orgas un peu difficiles, les galères logistiques...

Le fait d'avoir des musiciens te permet d'être plus en confiance pour te dévoiler, ou au contraire de te planquer un peu derrière eux ?
Quand on a fait notre premier concert, avec notre disposition scénique à trois, on s'était dit que c'était un peu comme avoir des ailes dans mon dos. Je n'ai pas choisi n'importe qui : Bleu Reine et Background sont des musiciens avec des identités magnifiques et c'est vraiment passionnant de réinventer mes chansons avec eux pour le live. C'est devenu une œuvre scénique issue d'une réflexion collective. Je ne dirais pas que je me planque ni que je me livre plus, ça donne une dynamique complètement différente. Ça me permet aussi de lâcher la guitare quelques fois.

Tu disais que tu avais souffert en faisant ton premier album. Les concerts, ça fait souffrir ?
Parfois, oui. Il y a eu quelques fois où j'avais vraiment envie de pleurer et de descendre de scène. Dans notre parcours musical, on est souvent attirés par les scènes un peu hype, mais une fois en situation, on se rend compte que le public peut être particulièrement froid (peut-être surtout dans les milieux dark ?). Mes chansons sont si personnelles que ça peut avoir un caractère humiliant de se livrer à un public qui soit n'en a rien à foutre, soit va avoir une espèce de mépris ou de condescendance. Surtout quand tu es seule sur scène.

En groupe, c'est différent. En tournée, on a eu un concert comme ça. Je ne comprenais rien : les gens n'avaient visiblement rien à foutre de notre concert mais restaient quand même. A ce moment-là, j'étais vraiment très contente qu'on soit trois, du coup j'en avais rien à foutre non plus. On est rentrés après le concert, on a fait une soirée pyjama et on a bien rigolé de cet accueil.

Mais hormis les mauvais soirs, donner un concert, c'est une expérience de partage exaltante. Chanter ses morceaux en live permet de se remettre dans les chaussures de la personne que tu étais quand tu les as écrits, de présenter cet état à des personnes qui ont eu la curiosité de le découvrir. Il se passe tellement de choses dans ta tête, dans ces moments-là

Comment abordes-tu cette release-party à la Boule Noire ?
Il y a plein de choses très stressantes d'une part, et plein de choses très exaltantes par ailleurs ! C'est complètement inédit pour moi de jouer dans une salle comme ça, qui a une histoire, avec un vrai plateau et des groupes plus connus que moi en première partie. C'est très excitant de penser le concert dans une continuité, avec une setlist et un son travaillés d'une certaine manière, des transitions entre les morceaux vouées à apporter une dynamique plutôt que d'instaurer une espèce de coziness comme on peut faire dans de plus petits endroits. Ça va être un défi mais c'est un beau terrain, j'ai vraiment de la chance de pouvoir faire mes débuts de "grande scène" sur un plateau confortable comme ça.

Par ailleurs, j'ai aussi vraiment pris goût aux concerts DIY dans des tiers-lieux avec des gens qui viennent parce qu'ils sont curieux, dans des structures où les gens se battent pour faire vivre la musique quoi qu'il arrive et sont à l'affût de ce qui se fait. Je suis très enthousiasmée de faire ce premier concert à plus grande échelle et à la fois j'ai très envie de continuer à explorer les scènes de l'underground français parce qu'elles sont vraiment très belles.

Ce qui n'est pas vraiment une vision carriériste... on imagine qu'on ne devient pas non plus riche en faisant une date à la Boule Noire.
C'est une "petite grosse date" indépendante qui se fait en co-production avec des gens du DIY. Je ne suis pas très connue donc c'est super de pouvoir unir mes forces avec deux groupes comme Ventre de Biche et Cheval de Trait. Aussi, on ne peut pas demander aux gens de payer trop cher actuellement. Donc on va possiblement produire à pertes, oui, c'est la réalité financière du moment pour ce genre de musiques.

C'est quand même un projet solo à l'origine, ta musique est très personnelle, tu fais beaucoup de choses seules. As-tu parfois l'impression de ne pas avoir de frontières entre ta vie quotidienne et ta musique et de vivre dans une chanson de Léa Jacta Est ?
Ça fait maintenant quelques années que je fais ça et je sens qu'il y a un style "chanson de Léa Jacta Est" qui s'est développé et peut être pastichable. Je suis assez vigilante vis-à-vis de ça et je n'ai pas envie de devenir mon propre pastiche, ni de tomber dans des automatismes de songwriting dès qu'il se passe quelque chose d'un peu inhabituel ou émotionnellement complexe dans ma vie. J'essaye de ne pas trop industrialiser ce processus-là et de me laisser surprendre par mon propre cerveau. Actuellement, je m'intéresse aussi aux musiques instrumentales, où je n'aurais pas forcément besoin d'écrire ou de chanter. Il y a d'autres instruments que j'ai envie d'apprendre, d'autres types d'écriture que j'ai envie d'essayer, d'autres styles de musique dont j'ai envie de m'inspirer...

Maintenant que tu as sorti un album, que tu as fait des clips, que tu vas faire la Boule Noire... est-ce que tu te dis que quand même, c'est cool la vie d'artiste ?
Franchement, oui. J'ai beaucoup de chance d'avoir pu produire cet album comme je le voulais, en totale indépendance, sans contrainte de productivité et sur une temporalité qui le permet. C'est aussi un sentiment inouï que cet objet particulier provoque une résonance chez un public. Ce projet me conduit à beaucoup d'explorations et de rencontres très riches. C'est un voyage qui n'est pas toujours facile, qui est parfois fatigant, mais c'est le plus beau et le plus exaltant des voyages. Je pense que je suis toujours en train de découvrir de nouveaux horizons et ils sont fantastiques !

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Pierre Sopor

Rédacteur / Photographe