Chronique | Shaârghot - Vol. III - Let Me Out

Pierre Sopor 31 octobre 2023

Un troisième album est une étape particulière : comment satisfaire les attentes sans stagner ? Des attentes, il y en a du côté de Shaârghot. Le groupe de metal industriel s'était imposé comme un petit monstre à surveiller de très près dès ses premiers pas, alliant une musique ultra-efficace à un univers fort et des performances scéniques mémorables qui donnent vie à tout ce bazar dystopique. Ces dernières années n'ont pas forcément été roses pour les fous furieux mazoutés. Tout se passait pourtant si bien : le second album propulsait Shaârghot vers de nouvelles sphères avec sa lourdeur apocalyptique, les dates s'enchaînaient, les salles grandissaient... jusqu'à ce que le monde ne s'arrête et se confine. Fini la musique, bye-bye les tournées prévues. Tout le monde a morflé, mais Shaârghot s'est retrouvé stoppé en plein envol. Dans ce contexte, Volume III nous saute à la gorge avec un cri du cœur : Let Me Out.

Enfermée, la bête ne tenait plus en place. On la comprend. Cette tension, on la ressent dès l'intro et ce zapping de voix évoquant les créatures des bas fond qui ne demandent qu'à rejoindre la surface. Menace, urgence, sound-design cinématographique immersif comme jamais : ça n'a pas commencé que, déjà, par anticipation, on sait que ça va tabasser. Surtout, dès ces premiers instants, on sent l'énorme bond en avant qu'a fait le son. Massif, monumental mais également d'une netteté irréprochable : Shaârghot a gagné en précision et en ampleur sans pour autant devenir aseptisé. Quand enfin toute cette tension accumulée explose, c'est la délivrance. Let Me Out, on le disait, comme un cri du cœur. "Everything is rotten around me" murmure le Shaârghot en guise d'ouverture. Le décor est planté : plus noir que jamais, le monstre n'a plus le même sourire et transpire le désespoir d'entrée. Derrière la spontanéité du rouleau-compresseur, on est pris aux tripes par ce clavier hanté, cette double-pédale atomique, ces beats techno rageurs, ce rythme frénétique qui nous chope à la jugulaire et dégouline d'une urgence paniquée inédite chez Shaârghot.

On n'avait aucune inquiétude sur la puissance du résultat. Pour nous ratatiner avec ses tueries indus aux rythmiques carrées, Shaârghot sait faire. Les amateurs ne seront pas déçus de ce côté là, il y a de quoi faire et l'ensemble cogne comme jamais (Red Light District, Great Eye, Love and Drama for Great Audience, impossible de résister). Au fil des morceaux, on remarque ce petit plaisir ludique, toujours : les citations musicales ne manquent pas. Imaginez un croisement entre Slipknot, Korn et les compos de Mick Gordon ? Vous l'aurez avec Life and Choices. Des chœurs  piqués à Combichrist ? C'est dans Great Eye. Un sample cradingue de Kinderfeld de Manson ? Prenez Love and Drama for Great Audience. Les exemples ne manquent pas et illustrent un fait : Shaârghot s'amuse et, plutôt que de servilement copier ses modèles, sait les dévorer avec appétit pour les digérer et les incorporer de manière naturelle à son univers.

Le plaisir, c'est peut-être l'un des mots-clés de l'album. Le plaisir d'essayer de nouvelles choses, comme cette scansion rap sur des beats de Jump. Plus on avance dans ce Volume III, plus Shaârghot s'amuse à nous surprendre. La dernière partie est un réel tournant. Ghost in the Walls, transition instrumentale atmosphérique à l'ambiance spectrale à la fois flippante et étrangement poétique nous rappelle le merveilleux Music For Ghosts de Sonic Area. Cet incroyable orfèvre qu'est Arco Trauma (Chrysalide, Sonic Area), aussi discret que brillant, produit l'album, et apporte ici ou là sa touche, expliquant d'ailleurs cette richesse nouvelle dans le son. Avec Chaos Area, Shaârghot s'amuse à pervertir les incantations chamaniques à la Heilung. L'industriel se teinte de mystique tribale alors que la violence va crescendo. Quand on croit avoir atteint le summum de la lourdeur, ils en remettent une louche. C'est énorme et le lien entre transe et aliénation par les machines fonctionne à mort. Are You Ready, nous demande le groupe vers la fin de l'album. Ne cherchez pas, vous ne l'êtes pas : le titre embarque dans une direction nostalgique à la frontière du kitsch sur fond électro / hardcore et Shaârghot, dans cet équilibre précaire à la frontière du too-much, atteint un état de grâce dans un registre inattendu. Il fallait de l'audace pour tenter un truc aussi casse-gueule, le pari est largement gagné. Comme si ça ne suffisait pas, Something in my Head ouvre encore de nouvelles portes en singeant les gimmicks de Pain et en concluant l'album sur une note à la fois mélancolique et épique, un truc poignant doux-amer qui se loge dans un coin de votre tête pour vous hanter un bon moment avec un chant encore une fois inédit.

S'il y a d'ailleurs une chose à retenir dans ce Volume III, plus encore que la puissance monumentale de la musique, que les progrès impressionnants réalisés, que cette immersion plus poussée ou que ses clins d’œils jouissifs, c'est son impact émotionnel. Quand on pense à Shaârghot, on pense à ce sourire dément qui jaillit des ténèbres. La grimace est ici plus amère que jamais, le sentiments négatifs jaillissent à la surface comme les Shadows qui envahissent la Cité Rûche. A l'image par exemple de Sick, malsaine et déchirante, il est inutile de résister à cette vague de noirceur qui nous submerge. On se marre beaucoup moins et, dans ce ton moins ricanant, désabusé, allant de la haine au désespoir en passant par la mélancolie, Shaârghot n'a jamais semblé être un projet aussi intime, aussi viscéralement nécessaire pour ses créateurs et, par conséquent, aussi nécessaires, touchant et puissant.

Volume III : Let Me Out est un album d'une ambition et d'une modestie qui forcent le respect. Il faut une certaine humilité pour assumer ce rôle d'entertainer qui emprunte à gauche et à droite pour se faire plaisir et divertir son public. De ce point de vue, Shaârghot a tout de l'artisan d'exception, dans toute la noblesse du terme, et faisant preuve d'une générosité exceptionnelle. Mais il y a aussi la richesse de chaque morceau qui fourmillent d'idées, avec toujours quelque chose qui se passe et vient renouveler le plaisir plutôt que de répéter mécaniquement un schéma le temps de deux couplets et trois refrains. Surtout, malgré ses emprunts, Shaârghot n'a jamais autant livré ses tripes et son âme. Dans un genre qui est trop souvent réduit aux clones germaniques de la scène NDH et ses clichés éculés et paresseux, Shaârghot est un ovni salvateur avec sa rage viscérale et son envie d'y aller à fond, tout le temps, de pousser chaque envie jusqu'à son paroxysme, d'associer l'ultra-violence au festif, le plaisir sauvage dans la souffrance, la fiesta dans la destruction apocalyptique.

Et si finalement, en associant la puissance théâtrale et la qualité de production d'un blockbuster à cette folie bien personnelle, en réussissant cet équilibre rare entre un produit accessible, jouissif, mais aussi d'une réelle profondeur et débordant d'inspiration, Volume III : Let me Out était un des albums de metal industriel les plus satisfaisants depuis bieeeen longtemps ? Pour nous, ça ne fait aucun doute : ils nous avaient déjà convaincus par le passé mais avec ce troisième disque, Shaârghot vient d'entrer avec fracas dans la cour des grands. Et il va falloir pousser les murs, parce que cette tornade risque de vite les atomiser également.