Chronique | Lost in Kiev - Rupture

Pierre Sopor 27 octobre 2022

Il y a dix ans, LOST IN KIEV sortait Motions, son premier album. Depuis, le groupe de post-rock instrumental français tient un rythme d'un album tous les trois-quatre ans et aborde des thèmes aussi variés que l'intelligence artificielle ou, avec Rupture, l'écologie. Sorti chez Pelagic Records, référence des musiques lourdes, progressives et fascinantes, l'album vient effectivement chambouler le semblant de routine dans lequel LOST IN KIEV pouvait nous avoir installés.

Ce bloc de béton gris et carré au milieu de la nature qui plombe l'artwork nous met dans l'ambiance : l'angoisse liée au dérèglement climatique a inspiré LOST IN KIEV. Notre monde mute sous l'influence de l'homme : faut-il y voir la raison d'une approche nouvelle sur Rupture, plus directe ? Les morceaux sont enregistrés en "live", les samples ont disparu (peut-être, justement, pour accentuer cet aspect live ?) et il jaillit de cette production impeccable une viscéralité et une immédiateté qui renforce l'impact émotionnel des titres. Chez LOST IN KIEV, ce dérèglement a un aspect positif : Rupture s'impose rapidement comme l'album à la fois le plus accessible du groupe mais aussi celui à l'identité la plus forte, la plus marquée.

Dès We Are, on apprécie l'importance prise par l’électronique et ces nappes de synthé empruntant à la synthwave, mais aussi des influences noise plus présentes (jusqu'à ce final sur le morceau-titre parasité par un sound-design futuriste et menaçant). Si l'ombre de GOD IS AN ASTRONAUT ou des Japonais de MONO plane toujours, entre poésie onirique et mélancolie pesante, on est plus proche ici des travaux les plus lourds d'EZKIEL (si on laisse de côté les collaborations avec HINT). C'est beau, riche, captivant. Les titres sont assez longs pour nous transporter petit à petit dans une réalité différente, éthérée et élégante, mais ne s'étalent pas non plus sur des durées complaisantes. LOST IN KIEV ne se regarde pas le nombril et n'a pas peur d'approches plus directes quasi pop (But You Don't Care), LOST IN KIEV n'a pas non plus besoin de déployer tout un arsenal technique pour nous émouvoir. Des montées en intensité, des ruptures bien placées, quelques riffs hypnotiques et la magie opère (Squaring the Circle et son final en apothéose). Aérien et pourtant chargé d'émotions, Rupture véhicule mélancolie, angoisse, espoirs et nostalgie (Solastalgia, dont le titre signifie littéralement "douleur du réconfort" évoque la souffrance de perdre ce qui nous entoure et nous fait nous sentir bien et synthétise assez bien toutes ces émotions).

La force d'évocation de LOST IN KIEV confère à ses compositions une puissance narrative, visuelle : dans l'évolution des morceaux, on ressent cette patte cinématographique, les avancées d'un drame en plusieurs actes avec ses moments de doutes, de tourments, ses tempêtes de sentiments. En évitant avec habileté le piège de la musique trop cérébrale, le groupe parvient à donner vie à sa musique en se privant de mots presque tout du long. Sur Prison of Mind, Loïc Rossetti de THE OCEAN vient pousser la chansonnette et alourdir l'atmosphère : s'il apporte à LOST IN KIEV sa touche, l'inverse est aussi vraie et on le découvre sous un angle nouveau (on pense parfois à KLONE). Dans Dichotomy, la parole se fait robotique et son atonalité inhumaine, scandée, souligne parfaitement la rythmique du morceau que des riffs plus agressifs viennent secouer.

Avec Rupture, LOST IN KIEV réussit à proposer une mutation de son art, sans se trahir, sans se compromettre, sans non plus s’appauvrir. Malgré sa richesse, l'album a l'intelligence de toucher avant tout nos âmes et d'éviter les pièges des postures intello-arty-post-fourre-tout. Surtout, Rupture est un voyage d'une classe folle, avec son lot de heurts et d'accalmies.