Chronique | Les Visiteurs du Soir - 1984

Tanz Mitth'Laibach 22 octobre 2025

Paru en septembre de cette année, l'album 1984 de Les Visiteurs du Soir est un cas étonnant de disque publié plus de quarante ans après sa composition. 1984 est en effet l'année où ce duo avait cessé ses activités sous ce nom après un concert en compagnie des Rita Mitsouko ; on n'en connaissait jusqu'à cette année que ses deux contributions à la compilation du label New Wave Le cimetière des passions, dont l'excellent tube Je t'écris d'un pays. Mais Les Visiteurs du Soir, c'est en fait le nom sous lequel ont un temps travaillé les membres du groupe punk orléanais D.Stop Pascal-André Fauchard et Jean-Christophe d'Arnell, le futur fondateur du groupe dark ethereal wave Collection d'Arnell-Andréa, qui continue de nous émerveiller aujourd'hui ; on avait donc toutes les raisons d'être curieux à propos de ce projet méconnu.

Le duo s'est heureusement réuni en 2024, mû par l'envie d'enfin aller au bout de cette histoire en donnant un enregistrement digne à ses compositions de l'époque, dont il ne restait trace de la plupart que sur une vieille cassette live. Les dix titres principaux de 1984 sont constitués de cet enregistrement récent des morceaux des années 80, Jean-Christophe d'Arnell s'étant chargé des compositions et du clavier tandis que le chant et les paroles sont de Pascal-André Fauchard, le duo ayant abandonné la guitare de D.Stop pour ce projet.

On y découvre un beau témoignage d'une époque où la new wave déferlait sur la France, fait de morceaux construits sur la base d'une boîte à rythme qui donne à la musique son énergie dansante tandis que se déroulent les nappes synthétiques, moins froides que l'on ne s'y attendait, qui s'envolent parfois ; combiné au chant en français, on pense beaucoup à Taxi Girl période SeppukuLes Visiteurs du Soir ont cependant une touche plus sombre que ce dernier, moins mystérieuse qu'oppressante ; c'est le chant de Pascal-André, souvent chargé d'amertume ou de peur, ce sont des nappes graves qui font irruption ici et là ou encore la répétitivité qui nous donne parfois moins d'énergie qu'une impression d'enfermement. Les morceaux des Visiteurs du Soir sont entraînants mais aussi hantés, plus que ne l'étaient beaucoup des productions de la new wave française de l'époque ; même sous des nappes de synthétiseurs apparemment douces, l'influence de DAF et Suicide n'était pas loin. On ne peut pas dire que les sonorités nous surprennent, naturellement, mais ces rythmes et ces mélodies nous captivent.

Ce qui nous séduit le plus, néanmoins, ce sont les paroles. Sans surprise, le ton est résolument pessimiste : Les Visiteurs du Soir s'inscrivent dans le contexte de ces années quatre-vingt où tout ce qui devait rendre le monde meilleur avait échoué, aussi n'est-on guère surpris par les thèmes inquiétants ou mélancoliques, parcours de vie qui finissent mal. Mais surtout, le niveau d'écriture est incroyable, en vers avec quelquefois des jeux de mots et des ambiguïtés appréciables, et les thèmes nous plaisent beaucoup, on y retrouve ce même goût pour l'histoire des XIXème et XXème siècles qui apparaissait parfois chez D.Stop (on pense en particulier à Insurrection parisienne) ou plus tard dans les paroles de Jean-Christophe d'Arnell sur certains morceaux de Collection d'Arnell-Andréa (principalement l'album Villers-aux-Vents). 

C'est ainsi qu'on s'éprend par exemple de l'électro-pop douce-amère de Une statue de marbre et que l'on adopte une nouvelle version très proche de l'originale de Je t'écris d'un pays, ou encore une nouvelle version beaucoup plus oppressante de Le maudit intitulée Mörder, sur laquelle plane l'ombre du film de Fritz Lang M le maudit. On est de surcroît fasciné par la plongée historique en découvrant Quel étrange voyage, où la musique enivrante accompagne de très belles paroles sur une rencontre avec un fils de réfugié ayant fui les troubles politiques du Moyen-Orient, Benoît Broutchoux, hommage au mineur et héroïque militant libertaire du début du XXème siècle qui connut une triste fin, et plus encore la magnifique Le courage des poilus, amer constat de l'absurdité et de l'hypocrisie de la première guerre mondiale. Shock therapy sonne quant à elle comme des retrouvailles : c'est en fait une nouvelle version de Traitement de choc de D.Stop, où l'élan désespéré de l'originale a cédé la place à une perdition glaciale aux accents industriels.

On est conquis et il nous reste à vrai dire des choses à découvrir si on le souhaite : le disque comprend en effet également Le temps me quitte, version originale enregistrée en 1984 de Une statue de marbre, et surtout Le maudit, l'autre morceau des Visiteurs du Soir paru sur la compilation de New Wave : tant mieux car si l'on aime beaucoup aussi la nouvelle version, celle-ci avait une puissance lugubre impressionnante avec son sifflement. Il est enfin possible aux acheteurs du vinyle de télécharger les sept remix de Je t'écris d'un pays pas ordinaire présents sur Bandcamp : on y reconnait plusieurs noms des musiques froides françaises qui ont eu l'occasion de côtoyer Collection d'Arnell-Andréa, tels que leurs collègues de label Martin Dupont, le projet électronique Laudanum qui jouait en première partie de CDAA à Orléans en 2021, Piers Volta qui en a réarrangé l'album Another Winter (chronique) et bien sûr Opera Multi Steel. Parmi eux, on apprécie particulièrement la version nerveuse de Martin Dupont ainsi que la version onirique d'Opera Multi Steel.

Projet singulier, Les Visiteurs du Soir a fait mieux sur 1984 que nous présenter une curiosité historique : il a créé un pont entre les époques, cette musique et ces paroles composés il y a quarante ans nous touchant aujourd'hui comme s'ils avaient été composés hier.

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