Chronique | -ii- - Apostles of the Flesh

Pierre Sopor 13 novembre 2025

Pour son second album, le duo nancéen -ii- (voyez-y deux yeux qui vous épient dans les ténèbres et prononcez-donc ça "Two Eyes") change de peau. De peau, il sera d'ailleurs bien question dans Apostles of the Flesh, et ce sous plusieurs aspects, concrets ou symboliques. Désormais un quatuor, la formation s'éloigne de sa darkwave aux influences trip hop pour incorporer à son mélange d'influences des choses plus telluriques avec les arrivées de David l’Huillier à la batterie et Maxime Keller (Dvne) à la basse et aux claviers.

Le résultat s'entend dès la toute première seconde de l'album, alors que l'intensité tribale de The Birth of Venus vise les tripes. La basse vrombit, la batterie dicte sa rythmique fiévreuse, Hélène Ruzic incante et se lamente. Si -ii- n'a rien perdu de son pouvoir d'évocation, continuant de ramper dans un occultisme mystérieux, sa peau s'est épaissie, recouverte d'écailles. Le dossier de presse nous apprend qu'-ii- va parfois chercher l'inspiration du côté du maloya, une musique traditionnelle de la Réunion d'où vient Hélène Ruzic. La peau, au sens d'identité : Ruzic et son complice de toujours dans -ii- Benjamin Racine ont, par le passé, eu un projet de grunge créole du nom de Fournaise, des origines qui continuent de nourrir leur travail.

L'identité, derrière les sortilèges, derrière les louvoiements hypnotiques, est au cœur d'Apostles of the Flesh. Qu'il soit, comme avec ce premier titre, question d'interroger son orientation sexuelle ou, juste après avec Digging for Blood, d'évoquer la dysmorphophobie et la dermatillomanie (on vous laisse googler), -ii- aborde des thématiques intimes qui collent à la peau ou rampent sous la surface de l'épiderme. Ces questionnements personnels sont ici mis en scène de manière poétique, entre références mythologiques et littéraires (Sisyphe, Helicon, La femme au miroir de Virginia Woolf...)

On apprécie cette nervosité nouvelle qui tend l'album, lui imposant une angoisse, une rage et une viscéralité neuve. Au jeu des comparaisons à l'emporte-pièce, citons en vrac Nine Inch Nails de la fin des années 90 qui croiserait Zola Jesus, GGGOLDDD et Portsihead pour faire un peu de post-rock. Cette batterie, parfois intemporelle et ésotérique, parfois chaotique, est l'ossature sur laquelle l'enveloppe d'-ii- vient se coller, colonne vertébrale à la rigueur clinique industrielle (Lotis et ses cris menaçants, la chamanique Under the Skin - la peau, encore). -ii- y gagne une spontanéité supplémentaire, une immédiateté qui nous donne alors l'impression que les pièces se déroulent juste là, près de nous, pour nous, nous invitant à en être les témoins directs.

Autour de ce squelette rythmique, les machines et le chant sont l'âme d'-ii-. La théâtralité tourmentée de Ruzic alterne entre vulnérabilité, cris de banshees aussi poignants que menaçants et quelques mots récités. Si elle est la maîtresse de cérémonie de ce rituel, y insufflant son âme, les machines omniprésentes en sont les fantômes, contre-point synthétiques d'un son organique mis en valeur par une production riche en éléments, instruments, idées et détails. 

Apostles of the Flesh est un album long, de plus d'une heure. S'il est facile de s'y perdre à une époque où l'on consomme la musique comme de la fast-food, vite avalée, vite digérée, -ii- mérite que l'on s'y plonge entièrement et récompense alors notre engagement. Régulièrement, des morceaux viennent renouveler notre intérêt : l'épique The Fountain of Helicon, référence à la source des Muses dans la mythologie grecque, la crépusculaire Sisters of the Coven, When Beauty is a Crime et sa solennité funèbre captivante... L'album est suffisamment riche pour que son exploration soit toujours source de découvertes fascinantes. Sur Apostles of the Flesh, -ii- s'écorche, questionne sa surface autant que ce qui se cache en dessous et cherche à en percer les secrets en un théâtre mystique intemporel. L'antique est ressuscité par les machines, l'éthéré et l'intangible se retrouvent propulsés dans notre pan d'existence à grands coups d'une batterie bien concrète à laquelle l'auditeur peut s'ancrer, et cette intimité devient alors universelle après avoir traversé les ages. On quitte l'album avec les échos spectraux de Virginia's Mirror, irréels et inquiétants, un final qui appelle au silence, comme pour mieux laisser -ii- s'incruster sous notre peau pour nous posséder encore un peu.

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Pierre Sopor

Rédacteur / Photographe